Publié tous les week-ends/ Published every weekend


You can read English stories from En direct de l'intestin grêle on Straight from the Bowels.

Ne serait-il pas merveilleux si ces histoires étaient vraies? Malheureusement (ou heureusement) ce n'est pas le cas. Elles ne sont que le fruit de mon imagination fertile. Tous les personnages et les événements décrits sont fictifs et si vous croyez vous reconnaître ou reconnaître une de vos connaissances, ce n'était pas mon intention et ce n'est qu'une coïncidence. J'espère que ce blogue vous plaira. N'hésitez pas à en faire circuler le lien où vous vous promenez sur l'Internet et à laisser des commentaires ci-dessous. J'aime bien entendre parler de vous.

Geoffroy


2012-12-16

Les cannibales



J’avais un article à rédiger pour la fin de la journée vendredi. Mon texte devait être original, mais j’avais de la difficulté à trouver de nouvelles idées. J’en étais à la troisième ébauche et mon histoire me semblait fade et insipide. Que faut-il faire quand la sauce ne veut pas obéir au cuisinier?

Pendant la soirée du jeudi, j’étais toujours en train de torturer le clavier de mon portable en espérant respecter l’heure de tombée.

Mon dernier recours était de consulter une infinité de pages de notes sauvegardées sur de vieux disques durs, de vieilles disquettes et même des bobines. À l’aide d’un archaïque Macintosh SE30, je me suis mis à fouiller les viscères de disquettes contenant des données vieilles de 20 ans. Chaque fois que je trouvais quelque chose pouvant être réutilisé, je la téléchargeais sur mon portable par modem. C’était une véritable course contre la montre...

Sans relâche, j’étripais de vieilles histoires non publiées, essayant de m’approprier les vertus de ma créativité passée. Je remâchais des idées coriaces à souhait afin de les rendre propres à la consommation. C’était répugnant, mais je faisais des progrès...

À 3 heures du matin, le portable s’est mis à surchauffer. Je pouvais sentir le microprocesseur griller sous le clavier.

Soudain, des bruits étranges se mirent à monter de l’ordinateur: « Aarrrreuuuh! Aarrrreuuuh! Aarrrreuuuh! »

Je savais ce qui se passait : le roulement à billes du ventilateur interne était en train de lâcher. Il fallait éteindre le portable et remplacer le ventilateur.

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Les circuits imprimés d’un ordinateur produisent une chaleur intense. Sur cette photo, la conduite de cuivre soutire la chaleur du processeur et de la carte mère pour la mener au ventilateur qui l’expulsera du boîtier.


J’ai dévissé la trappe d’accès sous l’ordinateur portatif, enlevé le ventilateur défectueux et je suis allé me coucher en me demandant où je pourrais bien trouver des pièces pour un ordinateur déjà vieux de cinq ans.

En me levant le matin, j’ai sauté dans un taxi pour aller à un magasin qui vendait du matériel informatique de fin de série. Le propriétaire me dit qu’il ne vendait pas de pièces, mais m’a donné le nom d’un autre magasin qui pourrait peut-être m’aider.

Le jeune homme du service de réparations du deuxième magasin me dit qu’il pouvait commander la pièce, mais qu’il faudrait sans doute attendre quelques semaines pour la livraison. « Impossible, dis-je, j’en ai besoin ce matin. »

Après un moment de réflexion, le garçon me dit : « Un de nos fournisseurs occasionnels nous vend parfois des pièces difficiles à trouver. Ce n’est pas à la porte, mais on peut s’y rendre en autobus. Je dois vous avertir cependant : c’est une place d’affaires un peu “spéciale” ».

Le commis inscrivit l’adresse et des instructions pour me rendre chez le fournisseur et j’ai sauté dans un bus.

Arrivé à destination, j’étais au beau milieu d’un champ. Il y avait un bois derrière moi. Je lus les instructions : « Passez sous le pont et marchez pendant cinq minutes jusqu’à ce que vous arriviez à un sentier battu à votre droite. »

J’ai regardé autour de moi. Il y avait un saut-de-mouton à ma droite. Ça devait être le « pont ». Je suis passé dessous et j’ai continué jusqu’à ce que j’aperçoive un sentier dans la broussaille. Je l’empruntai et au bout de quelques minutes je me suis retrouvé dans un parc technologique.

L’adresse était 1245, chemin de la Technologie. J’imagine que l’urbaniste qui avait nommé la rue avait autant d’imagination que moi la veille pendant que je déchiquetais des bouts de phrases dans de vieux textes.

Le 1245, chemin de la Technologie était un bâtiment de plain-pied, gris, devant un parterre négligé. J’ai marché vers la porte et sonné.

Un jeune homme dégingandé à la tête rasée, au nez et aux oreilles percés a ouvert la porte. Ses bras nus étaient tatoués des épaules aux poignets. Pour une quelconque raison, il me fit penser à Queequeg, le harponneur polynésien de Moby Dick, le roman d’Herman Melville.

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Moby Dick était un cachalot rancunier que pourchassait un capitaine Achab tout aussi vindicatif. Sur les baleiniers, on faisait souvent appel à des harponneurs indigènes. Certains Européens et Américains xénophobes appelaient parfois les indigènes des cannibales. Pourtant l’histoire nous démontre sans équivoque que les colonialistes ont eu recours à l’anthropophagie pour survivre. Il n’y a qu’à penser aux marins britanniques du HMS Terror et du HMS Erebus de l’expédition funeste de John Franklin qui cherchait le passage du nord-ouest en 1848, ou aux naufragés de La Méduse, la frégate française qui a sombré au large de la Mauritanie en 1816.


Je lui ai expliqué ce que je cherchais. Sans mot dire, il me fit entrer pour m’abandonner dans une grande pièce humide qui sentait la moisissure. La moquette était sale et des ordinateurs éventrés étaient entassés pêle-mèle tout autour.

Par une porte, je pouvais voir dans une autre pièce deux Noirs qui s’affairaient à dépecer des ordinateurs de bureau sur une vieille table de conférence. Il y avait des pièces électroniques partout.

C’est alors que j’ai tout compris : ces gens gagnaient leur vie à cannibaliser de vieux ordinateurs.

Cannibaliser : quel verbe horrible pour décrire une activité somme toute écologique, la réutilisation de pièces pour prolonger la vie de matériel défectueux et retarder le moment de les envoyer au dépotoir.

Les chirurgiens font un peu la même chose quand ils greffent à leurs patients des organes prélevés sur des cadavres en vue de prolonger ou d’améliorer leur existence.

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Saint Côme et Saint Damien (IIIe s. et IVe s. de notre ère), respectivement saint patron des chrurgiens et des pharmaciens, sont célèbres pour avoir greffé la jambe d’un Éthiopien sur un patient dont la jambe était nécrosée. Bien entendu, compte tenu des techniques primitives de l’époque, ils ont dû être aidés par des anges. De nos jours, grâce à l'avancement de la science, il est très rare que les anges interviennent ouvertement au cours des opérations chirurgicales.


Puisque le FBI avait sans scrupules fait appel à un cannibale pour se tirer d'affaires dans Le silence des agneaux de Thomas Harris, je me suis dit que je pouvais moi aussi faire de même.

Quand le jeune monsieur tatoué, rasé, percé et paré de métal revint, je lui ai montré le ventilateur. Il me conduisit dans une autre pièce remplie d'étagères sur lesquelles des ordinateurs portatifs étaient entassés. Il en choisit un dans une pile et en extirpa le ventilateur.

Mon problème était réglé...

2012-12-03

Le cabot



Le gouvernement du Canada avait entrepris un grand examen de sa politique économique et tentait de savoir s’il valait mieux revenir à l’étalon-or, adopter l’étalon-porcelaine que préconisait la Chine et certains économistes britanniques ou tenter d’abroger la loi des rendements décroissants.

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L’économique est une science sociale et, à ce titre, suscite parfois le mépris des partisans des sciences pures (c’est-à-dire la biologie, la chimie, la physique, les mathématiques). Il existe bien un prix Nobel d’économie, mais il n’en est pas fait mention dans le testament d’Alfred Nobel.


Quand des gens sérieux se réunissent pour parler de choses sérieuses pendant longtemps, ils produiront certainement un rapport sérieux qui devra faire l’objet d’une sérieuse correction d’épreuves.

J’avais reçu un appel de quelqu’un qui connaissait quelqu’un que je connaissais. Cette personne devait mettre sur pied une équipe de correcteurs d’épreuves chevronnés pour travailler nuit et jour pour qu’un rapport économique en 21 volumes puisse aller sous presse en 30 jours à peine.

C’est ainsi que j’ai rencontré Jeanne.

Jeanne avait été rédactrice principale d’une grande maison d’édition de Montréal spécialisée dans les ouvrages juridiques. On l’avait choisie pour ce projet parce qu’elle savait comment faire avancer les choses. Elle me plut dès notre première rencontre.

Comme moi, elle avait 29 ans, elle était brillante, minutieuse, professionnelle et attentive. Elle inspirait confiance et avait une façon de trouver rapidement une solution à tous les problèmes qu’on lui présentait. D’une élégance à toute épreuve, elle aurait pu faire la leçon à Dior, Cartier et Chanel. Je suis sincèrement persuadé que toutes les femmes sont belles, mais Jeanne se trouvait être la personnification de la beauté.

Je lui fis bonne impression dès la première journée lorsque j’ai remarqué dans une phrase que des guillemets droits avaient été utilisés plutôt que des guillemets recourbés. À l’époque, ma vue était bien meilleure qu’aujourd’hui.

Nous fumions tous les deux la cigarette et c’est ainsi que nous en sommes venus à faire connaissance. Compte tenu de son raffinement, j’ai été étonné que Jeanne soit de souche modeste. Ses parents habitaient la campagne, près d’une petite ville à quelques heures de route. Sans instruction mais bons catholiques, ils avaient eu sept enfants : cinq filles et deux garçons. Son père exploitait une petite entreprise de transport routier et Jeanne avait appris à conduire un camion semi-remorque avant de conduire une auto. Elle connaissait tous les secrets du double débrayage.

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En Amérique, un camion semi-remorque est composé d’un tracteur routier souvent muni de dix roues et d’une remorque qui lui ajoute huit roues. Le tracteur routier peut aussi être muni d’une benne basculante qui lui permet de transporter de la pierre, du sable ou de la terre. Ce genre de camion est plus pratique que le train parce qu’un chargement peut être livré exactement là où il est requis.


Les journées étaient longues pendant ce projet : de 12 à 16 heures par jour parce que la date d’échéance était ferme. Un soir, tard après le travail, j’ai raccompagné Jeanne chez elle et, les jeunes gens ayant les pulsions qu’ils ont, j’ai fini par y passer la nuit.

Malgré la lourde charge de travail que nous avions au bureau, les gens ont commencé à s’apercevoir qu’il se passait quelque chose entre Jeanne et moi. Catherine, la directrice générale du projet, avait embauché Jeanne parce qu’elle lui avait été recommandée par le président de la commission d’enquête économique. Elle la détestait cependant depuis le tout début : Jeanne était simplement trop parfaite.

Lorsque Catherine a compris que Jeanne, une gestionnaire, et moi, un simple employé, avions une liaison, à ses yeux, Jeanne devint la fornicatrice du bureau et elle se mit à la traiter ouvertement avec mépris.

Un week-end, alors que nous travaillions sur une partie difficile du rapport, nous nous sommes trouvés face à un problème. Des parties de phrases voire des phrases entières manquaient dans le texte, si bien que celui-ci était incompréhensible. Jeanne s’est affairée à dénicher les ébauches antérieures pour trouver le texte manquant et nous avons fini par passer beaucoup plus de temps que prévu sur cette section. On a appelé la directrice générale qui a rapidement évalué la situation, attribué la responsabilité de l’erreur à Jeanne qui fut renvoyée sur-le-champ.

Lorsque j’ai appris la nouvelle, impulsivement, j’ai démissionné. Encore aujourd’hui, je me demande si c’était par amour, par désir charnel ou par loyauté. Peut-être que c’était tout simplement parce que je savais que ce projet ne pouvait pas bien aboutir sans Jeanne.

Je déteste participer à des projets voués à l’échec.

Ce soir-là, Jeanne a téléphoné à ses parents pour se faire consoler et sa mère l’invita à passer quelques jours à la maison pour se reposer et envisager ses options. Puisque j’étais maintenant sans emploi, Jeanne m’a demandé de me joindre à elle et, deux jours plus tard, nous partions pour rendre visite à ses parents.

Ils habitaient la campagne, dans une vaste maison de ferme sur une grande terre. Il y avait deux hangars entourés de machines agricoles et de plusieurs énormes camions.

Après les présentations et les embrassades d’usage, j’ai vite vu que nous étions arrivés au milieu d’une pagaille.

Les deux frères de Jeanne, Alain, 15 ans, et Gérald, 12 ans, avaient trouvé un chien et l’avaient ramené à la maison. C’était un bâtard ébouriffé de taille moyenne âgé d’environ un an. Les parents avaient accepté de le garder, mais les garçons se querellaient maintenant pour savoir qui serait le maître du chien, Alain ou Gérald?

Le père de Jeanne intervînt en disant :

– Puisque c’est moi qui paierai pour la bouffe de ce cabot, je devrais en être le propriétaire!

Les deux garçons s’indignèrent, criant à l’injustice parce que c’était eux qui avaient trouvé le chien et l’avaient ramené à la maison.

Le père répondit donc :

– Très bien. Qui nourrira le chien?

Les deux garçons se regardèrent, puis Gérald, le plus jeune, dit :

– Ce n’est pas juste! Vous savez que l’odeur de la nourriture de chien me fait vomir!

Pendant qu’Alain manifestait bruyamment sa victoire, Gérald ajouta rapidement :

– Attendez une minute! Pas si vite! Ce qui entre doit sortir. Je nettoierai les saletés du chien s’il a un « accident ». C’est aussi important de nettoyer les dégats du chien que de le nourrir!

Le père regarda ses fils, puis, s’asseyant sur le perron, il appela le chien. Il ramassa un bout de craie et traça une ligne sur le poil du chien, autour de sa taille, le divisant ainsi en deux parties.

– Voici ce que nous allons faire : Alain, tu seras le maître du devant du chien et Gérald, tu seras le maître du derrière. Sinon, le chien retourne d’où il vient, d’accord?

Les deux garçons se regardèrent de nouveau, peu satisfaits de la proposition, mais comprenant que ce compromis était la seule façon de garder le chien. Ils acceptèrent.

J’admirais la sagesse du père de Jeanne, un homme sans instruction qui venait de réussir à résoudre un problème de jalousie et de rivalité si simplement.

Peut-être qu’il faudrait garder une bonne provision de craie dans les bureaux et les salles de réunion du monde pour aider les puissants à prendre de meilleures décisions.

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La craie qu'on utilise pour écrire en classe sur les tableaux noirs (et parfois sur les chiens) n'est plus la roche sédimentaire contenant du carbonate de calcium et de l'argile : elle est plutôt faite de plâtre qui provient du gypse, une roche saline.


La mère de Jeanne nous conduit dans la maison où elle nous prépara une collation pendant que je faisais connaissance avec le reste de la famille. Tandis que nous conversions assis à la table, il y eut soudain un grand tintamarre à l’extérieur suivi du son d’objets qui dégringolaient et de cris de chien.

Nous avons suivi les garçons qui s’étaient précipité dehors. Le chien se roulait par terre en gémissant et se frottant le museau avec ses pattes.

La bête avait trouvé une boîte de vers que les garçons utilisaient pour aller à la pêche et dans laquelle ils avaient laissé des hameçons et des leurres. Les agrès de pêche s’étaient pris dans les bajoues du chien qui se tortillait maintenant de douleur en essayant de les enlever.

C’est alors que Gérald s’exclama victorieusement :

– Alain, c’est ton bout de chien qui pleure! C’est à toi de t’en occuper!

2012-09-30

La vision



Ma tête est un immense jardin dans lequel se promènent tous les gens que j’ai aimés et qui sont disparus. Pour moi les gens ne meurent pas et moi non plus je ne mourrai pas : j’irai simplement flâner dans la tête de quelqu’un qui aura eu le malheur de m’aimer et j’emmènerai sans doute avec moi tous ceux qui déambulent dans mon crâne.

C’est ainsi que se construit un solide inconscient collectif.

Je me suis levé très tôt dimanche dernier. Il faisait encore nuit. Comme je regardais la lune par la fenêtre, mon grand-père maternel – celui qui n’avait que trois dents – vagabondait entre mes neurones, mes axones et mes dendrites.

Mon grand-père réglait sa vie en fonction de la lune : en regardant la lune, il savait s’il était temps de se couper les cheveux, de faire les foins, de tuer le cochon. En regardant la lune, il savait quand la vache allait vêler, quand la sève des érables se mettrait à couler et s’il allait pleuvoir ou neiger dans les prochains jours.

Pour ma part, j’ai remarqué que la nouvelle lune et la pleine lune amènent du temps plus froid ou plus chaud que la normale.

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La lune est le seul satellite naturel de la terre. Au Ve siècle avant Jésus-Christ, Anaxagore raisonna que la lune était une pierre immense qui reflétait la lumière du soleil. Tous ceux qui croyaient que la lune était faite de fromage furent amèrement déçus. Il fallut attendre jusqu’en 1609 pour que Galilée prouve que la surface de la lune n’était pas lisse comme on le croyait mais était constituée de montagnes et de cratères.


Il y a plusieurs années, j’étais dans un rave qu’organisait en plein air le fils d’une de mes amies dans une vallée perdue à la campagne. Des centaines de personnes y venaient de partout en Amérique du Nord pour danser en écoutant des DJ (qu'on veut maintenant appeler des platinistes) légendaires d’Europe, d’Australie, des États-Unis, du Japon.

Un immense feu de bois lançait des étincelles dans la nuit et les gens allaient et venaient dans la vallée en s’éclairant avec des torches. Il y avait une atmosphère mystique rehaussée par les chants grégoriens que le DJ faisait jouer sur un fond de drum and bass.

C’est là que j’ai rencontré un vieil Inuit du Nunavut à qui j’ai relaté comment mon grand-père menait sa vie en fonction de ce que la lune lui racontait.

« La lune ne raconte rien, me dit le vieil homme, ce sont les étoiles qui disent tout. »

À ce moment, Natalie, la petite fille du vieil homme – 30 ans et mignonne comme tout –, s’approcha de moi pour m’offrir de ces champignons séchés qui mènent à la porte des cieux.

Je ne suis pas de ceux qui prennent les hallucinogènes à la légère. Depuis mon adolescence, à tort ou à raison, je crois que les psychotropes sont la clé qui donne accès aux dieux quand on a besoin d’une révélation spéciale; et comme les dieux sont des gens très puissants et très occupés, il ne faut pas les déranger pour des bêtises.

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Les champignons hallucinogènes se retrouvent partout dans le monde. On en dénombre plus de 200 espèces. L’élément psychotrope de ce végétal est la psilocybine, un alcaloïde utilisé comme agent pharmacodynamique.


Mais ce soir-là, j’ai senti que le temps était propice aux révélations et j’acceptai l’offre de Natalie qui versa quelques grammes de champignons dans la paume de ma main. Il me semblait que c’était beaucoup, mais Natalie prit mon bras et me dit :

– Ce sont des résidus de champignons du Nunavut; ils sont très doux, ne crains rien.

J’avalai donc les brisures de champignon après les avoir mâchées longuement. Puis, Natalie et moi nous sommes assis sur un tronc d’arbre abattu pour attendre que les champignons fassent effet en regardant le feu de bois et les gens qui dansaient.

Nous échangions quelques paroles et je me sentais bien. Le grand-père de Natalie, qui était debout près de nous, leva lentement la tête et les mains vers le ciel. Il avait changé : il portait maintenant des vêtements de peau de daim et psalmodiait paisiblement dans sa langue en piétinant paresseusement le sol.

Il parlait aux étoiles.

Je le regardais avec curiosité. Je n’entendais plus la musique des DJ, seulement la voix douce du vieil Autochtone qui chantait.

Le nez me démangeait, un moustique sans doute. Mon nez était humide, j’avais dû me gratter jusqu’au sang et il commençait à enfler.

En fait, il n’enflait pas, il allongeait. Je trouvais cela étrange, mais intéressant. Je me sentais désorienté. Tout s’est mis à tourner très rapidement et je me suis retrouvé sur le sol, à quatre pattes. Mon visage s’était transformé en museau et je frémissais tandis que mon épiderme se recouvrait d’une fourrure grise. Ce n’était pas vraiment désagréable. Étonnamment, je n’avais pas peur, cette métamorphose me semblait tout à fait dans l’ordre des choses. Je me mis à hululer doucement.

Le vieil Inuit continuait de chanter et de danser à mes côtés et il tapait sur un tambour pour accompagner sa mélopée. Et moi, pendant ce temps, j’étais en train de devenir entièrement coyote et j’harmonisais son chant de mes hurlements.

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On retrouve le coyote (canis latrans) partout en Amérique du Nord. Il est davantage apparenté au chacal qu’au loup. Le coyote n’est pas une espèce menacée et il n’hésite pas à s’accoupler avec le chien domestique. En Allemagne, des savants auraient même croisé des coyotes avec des caniches, sans doute pour contrarier les Français.


Je ne sais combien de temps dura notre récital, tout ce que je sais c’est que tout devint noir et quand je repris conscience, j’étais allongé sur une meule de foin dans les bras de Natalie, encore ivre des champignons magiques du Nunavut.

Quelques jours plus tard, de retour en ville, je racontais mon expérience à mon ami Aaron qui dédaigneusement me dit :

– C’est simple, tu as vu ton totem...

– Mon totem? Non, non, ce n’était pas un poteau sculpté par les Amérindiens représentant des animaux grimaçants aux yeux exorbités, je me suis transformé en coyote!

– Un totem, espèce d’ignorant, est un esprit protecteur dans la mythologie amérindienne. Dans ton cas, il semble que ton totem soit le coyote. Tu aurais pu mieux choisir...

– Je ne comprends pas...

– On voit bien que tu n’as jamais rien appris. Le coyote est un fourbe, un parfait coquin, un peu comme le Papa Legba de la religion vaudou. Le coyote est celui qui aurait volé le feu aux dieux pour en faire don aux hommes...

– Comme Prométhée dans la mythologie grecque, dis-je pensivement et pour montrer que j’avais quand même un peu de culture.

– Si tu veux, mais le coyote passe son temps à briser les règles, à jouer de mauvais tours, même si parfois ses mauvais tours ont des conséquences positives.

Après avoir quitté Aaron, je réfléchis longuement sur ses dernières paroles et sur le parcours peu orthodoxe que j’avais suivi dans ma vie. Pour me libérer du carcan des règles, je les avais considérées souvent comme de simples lignes directrices, n’hésitant pas à les contourner pour atteindre un but qui me semblait meilleur, à tort ou à raison.

« Un chien sauvage comme esprit protecteur : j’aurais pu faire pire... » pensai-je.

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Les totems sont aussi des monuments amérindiens du nord-ouest du Pacifique taillés dans de grands poteaux de cèdre. Ils représentent l’esprit protecteur d’un clan, mais aussi relatent des faits historiques ou servent de sépulture.



2012-09-12

Le cerf de Virginie


À Yves

Un soir d’été, je retournais à ma maison hantée à la campagne. Je négociais un long virage sur une côte abrupte dans ma Renault Alliance 1983. À ma gauche, le soleil se couchait. Tandis que j’abaissais le pare-soleil, j’ai vu une ombre du coin de l’œil.

BANG! J’ai frappé un cerf à 110 km/h. Le pare-brise a explosé et instantanément la voiture se remplit de poils et de l’odeur musquée de la bête sauvage. Je ralentis pour arrêter sur l’accotement.

Je sortis de la voiture pendant que les automobiles qui me suivaient filaient sur l’autoroute et que la malheureuse biche rendait son dernier soupir dans un spasme sur le terre-plein central. En me massant la nuque, je fis le tour de ma voiture pour voir l’étendue des dégats.

Le pare-brise avait éclaté et des touffes de poils étaient restées accrochées dans les craquelures entre les éclats de verre. L’aile droite était froissée et l’un des phares pendait hors de son socle. Le capot et le toit de la voiture étaient enfoncés à de nombreux endroits et le coffre arrière était profondément entaillé.

« Voilà ce qui arrive quand Dame Nature s’attaque à la “Voiture de l’année” de la revue Motor Trends », me dis-je.

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La Renault Alliance était en fait la version nord-américaine de la Renault 9, résultat de l’association de Renault et d’American Motors. Fabriquée de 1983 à 1987, la Renault Alliance avait été impulsivement choisie « Voiture de l’année » par la revue Motor Trends. Elle est rapidement devenue le cauchemar de ses propriétaires en raison de ses problèmes chroniques de moteur, d’embrayage, de transmission, de suspension et d’échappement. On en trouve très peu sur les routes de nos jours.


Un automobiliste s’arrêta pour me demander si j’avais besoin d’aide. Je lui répondis que ça allait et lui ai dit d’appeler la police dès qu’il en aurait l’occasion pour que je puisse avoir un rapport pour la compagnie d’assurance.

J’ai attendu plus d’une heure qu’une auto-patrouille arrive. Le soleil s’était couché, le ciel s’ennuageait et il était évident qu’il allait bientôt pleuvoir. J’ai répondu aux questions de l’agent pendant qu’il remplissait son rapport. Nous avons ensuite marché jusqu’au terre-plein pour voir la bête qui avait détruit ma voiture.

Le cerf de Virginie gisait sur le côté. Des mouches volaient autour de ses yeux béants et son museau écumant. Je trouvais dommage de gaspiller 50 kgs de bonne venaison c’est pourquoi j’ai demandé au jeune officier de m’aider à transporter la carcasse à ma voiture.

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Le cerf de Virginie (Odocoileus virginianus) se retrouve en grand nombre en Amérique, du Canada jusqu’au Pérou. Il ne s’agit pas d’une espèce menacée étant donné que son prédateur le plus redoutable est sans doute l’automobile.


– Hum, il n’en est pas question monsieur. La saison de la chasse au cerf n’est pas en cours et il vous faudrait sûrement avertir le Service de la faune.

– Mais je ne chassais pas, il s’agit d’un accident...

– Euh, oui, enfin, je crois que le Service de la faune doit d’abord offrir la viande des animaux tués sur la route aux établissements publics pour nourrir les prisonniers, les malades dans les hôpitaux, les orphelins...

Je ne voulais surtout pas priver les Thénardier des ravitaillements avec lesquels ils auraient nourri Cosette, la petite orpheline, et comme je sais qu’il est préférable de ne pas contredire les agents de la paix, j’ai demandé au policier s’il pouvait m’emmener au garage le plus proche pour que je puisse faire remorquer mon auto.

Cosette, Jean Valjean, Thénardier, Les Misérables, Victor Hugo, gravure, XIXe siècle
Cosette est certainement l'un des personnages les plus touchants du roman Les Misérables de Victor Hugo (1802-1885). Elle avait été placée en pension par Fantine, sa mère, chez la famille Thénardier qui la maltraitaient ignominieusement. À la mort de Fantine, Jean Valjean, un bagnard évadé, prit la petite orpheline sous sa protection et l'éleva, tout en essayant d'éviter de se faire arrêter par l'inspecteur Javert, un policier opiniâtre à sa poursuite.


– Si vous pouvez démarrer votre véhicule, vous n’avez pas besoin de remorqueuse, me dit-il.

– Mais il n’y a plus de pare-brise et la voiture n’a qu’un phare...

– Vous ne courez aucun risque, bonsoir monsieur.

Il m’abandonna sur la chaussée pendant qu’il se mettait à pleuvoir. J’ai sauté dans l’auto et démarra. J’ai roulé pendant 25 km sous la pluie sans pare-brise. Quand je suis rentré chez moi, je sentais le chien mouillé.

Le lendemain, après avoir déclaré l’accident à la compagnie d’assurance, j’ai demandé à un ami de me conduire à un comptoir de location de voitures pour que je puisse me déplacer en attendant l’expertise de l’assureur. Mon ami était heureux que je ne sois pas blessé et m’a invité à souper ce soir-là.

Je suis arrivé chez lui vers 18 h, mais quelque chose ne tournait pas rond. Sa fille de cinq ans, Marianne, qui me considérait comme son oncle ne vint pas à ma rencontre comme d’habitude; au contraire, elle m’évitait et boudait.

Pendant que l’épouse de mon ami débouchait le vin et que je lui disais qu’il faudrait peut-être plusieurs semaines avant que je sache exactement l’ampleur des dégats de ma voiture, Marianne s’approcha de moi, en larmes, son ourson de peluche dans les bras, et me demanda :

– Est-ce que c’est vrai que tu as tué Bambi?

Éberlué, je regardai mon ami qui se retenait pour ne pas pouffer de rire.

Mais qu’est-ce qu’il lui avait pris de raconter ça à sa fille?

Il a fallu que j’explique à Marianne que ce n’était pas Bambi que j’avais tué, mais un lointain cousin, très vieux et très malade, que je ne l’avais pas fait exprès, que c’était un accident, et que j’ai tout fait pour que le cerf reçoive des funérailles dignes et honorables. En regardant mon ami de travers, j’ai assuré la petite fille que j’étais vraiment, mais vraiment désolé, que j’aurais préféré que toute cette histoire ne soit pas arrivée et je lui ai demandé pardon.

J’imagine que Marianne a senti combien je regrettais la chose car elle m’embrassa et nous pûmes passer à table.

Une semaine plus tard, la compagnie d’assurance m’avisait que la voiture était une perte totale et qu’elle défraierait la location d’un véhicule jusqu’à ce que j’aie trouvé une autre auto.

J’ai acheté une Pontiac Acadian 1986, une sous-compacte bâtie comme un char d’assaut.

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L’Acadian de Pontiac était l’équivalent canadien de la Chevette de Chevrolet. Il s’agissait d’une voiture robuste contenant beaucoup d’éléments en acier et peu en plastique qui a été fabriquée jusqu’en 1986. L,une des caractéristiques de cette automobile c’est qu’il y avait beaucoup d’espace sous le capot. En fait la personne à qui je l’ai revendue a remplacé le moteur 1,6 litre de quatre cylindres par un moteur V6 beaucoup plus puissant sans avoir à modifier le châssis ni la carosserie.


Quelques jours après avoir pris possession de cette voiture, je revenais de conduire un ami à l’autre bout de la ville vers 22 h. Il y avait des jeunes qui se chamaillaient à un arrêt d’autobus à ma droite et une auto attendait que je passe pour traverser à son tour à une intersection devant moi.

BANG! J’ai frappé un berger allemand sorti de nulle part à ma gauche. Je n’avais jamais eu d’accident de la route de ma vie et en deux semaines je venais de frapper deux animaux!

J’ai garé la voiture près du trottoir pour faire le bilan des dégats. Le phare gauche avait éclaté mais c’était tout. Je suis ensuite allé voir le chien mort.

Les jeunes avaient grimpé dans un autobus qui s’éloignait dans la rue déserte. Pas d’agents de police, pas d’agent du service de la faune et Cosette était sûrement au lit depuis longtemps.

Pendant un moment, une idée folle m’a traversé l’esprit : ramener la carcasse du chien à la maison, la dépecer pour m’en faire à souper et faire monter la tête en trophée par un taxidermiste pour me consoler de n’avoir pu garder « Bambi » deux semaines auparavant.


2012-08-09

Le réfrigérateur



Je me souviens de ce poème de Roland Giguère que j’ai appris jadis dans mes cours de littérature : « La main du bourreau finit toujours par pourrir ».

En fait, tout finit toujours par pourrir, en autant qu’on donne aux bactéries de la nourriture, de l’humidité, de la chaleur et du temps.

Prenez par exemple les restes de ce savoureux fettucini aux fruits de mer dont vous vous êtes régalés et que vous avez oublié dans un contenant de plastique sur le comptoir de la cuisine avant de partir en vacances d’été pendant trois semaines.

À votre retour, il est fort probable que la pourriture ait si bien fait son œuvre que le couvercle du récipient se soit descellé sous l’effet des gaz produits par la décomposition et qu’une odeur pestilentielle imprègne votre logement ordinairement si douillet.

Depuis ses origines, la civilisation a voué une énergie et une ingéniosité sans précédent à la préservation des aliments. Le salage, le séchage, la macération dans la marinade sont autant de processus élaborés pour conserver les denrées comestibles.

Il vient un temps toutefois où l’on se lasse de manger de la viande séchée, du hareng mariné ou d’attraper la goutte à force d’ingurgiter des salaisons. Heureusement que la réfrigération et la congélation sont venues à la rescousse

Environ 1700 ans avant l’ère chrétienne, on commence à voir apparaître au Moyen-Orient, des bâtiments hémisphériques dont l’épaisseur des murs et l’usage d’un isolant (comme la paille ou la sciure) permettaient de conserver la neige et la glace d’un hiver à l’autre.

Aux États-Unis et au Canada, de tels bâtiments étaient essentiels pour approvisionner les ménages en glace jusqu’au milieu du XXe siècle, lorsque l’électrification des foyers et la propagation des réfrigérateurs électriques ont rendu cette industrie caduque.

blocs de glace, récolte de la glace, ouvriers, XIXe siècle
En Amérique, près des cours d'eaux à proximité des villes, d'immenses bâtiments tels que celui-ci étaient aménagés pour emmagasiner la glace qui devait durer jusqu'à l'hiver suivant.

Aujourd’hui, le réfrigérateur est un appareil ménager qu’on prend pour acquis. On me dit même que certaines demoiselles jugent de la qualité d’un prétendant par la propreté et le contenu de son frigo.

Messieurs, j’espère que vous prenez des notes et, en passant, nettoyez aussi la salle de bain et changez vos draps.

Toujours est-il que, sachant maintenant qu’il ne faut que quelques semaines pour que des aliments en putréfaction tentent de sortir d’eux-mêmes d’un contenant en plastique oublié sur le comptoir, je me suis demandé combien de temps faut-il à des victuailles qui moisissent dans un réfrigérateur pour ouvrir la porte d’elles-mêmes.

Il me semble que voilà le genre d’expérience qu’aurait adoré Antoine Lavoisier, père de la chimie moderne, qui un jour déclara : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».

Antoine Lavoisier, Marie-Anne Lavoisier, Jacque-Louis David, peinture, portait, XVIIIe siècle
Antoine Lavoisier (1743-1794) en compagnie de son épouse Marie-Anne qui lui explique l'importance d'un réfrigérateur propre. M. Lavoisier, en plus d'être chimiste était percepteur d'impôt, une profession peu populaire qui lui valut sans doute d'être guillottiné pendant la Terreur.

Il y a quelques semaines, j’organisais un souper à la maison pour quelques amis. Au menu, il y avait le fameux fettucini aux fruits de mer. Seulement, je devais m’absenter les deux jours précédant ledit souper, c’est pourquoi je fis mes provisions à l’avance.

J’achetai donc les pétoncles, les crevettes, le saumon et les autres ingrédients avant mon départ et les conservai au frigidaire.

Je revins le vendredi soir, la veille du souper. Je reniflai une étrange odeur dans mon logement, mais il était tard, j’étais fourbu et je reportai au lendemain une investigation.

Le matin suivant, la puanteur me réveilla. Dégoûté et me demandant ce qui pouvait produire une telle odeur, je préparai le café et ouvris la porte du frigo pour prendre du lait quand je fus assailli par l’inéluctable processus bactériologique qui s’y déroulait depuis deux jours, quand le compresseur de l’électroménager avait rendu l’âme.

Voyez-vous, un réfrigérateur est un appareil qui transforme la chaleur en froideur au moyen d’un compresseur qui surchauffe un fluide frigorigène, le transformant ainsi en gaz, qui se refroidit en circulant dans un serpentin pendant qu’il reprend sa forme liquide.

La défaillance du compresseur a réussi à élever la température à l’intérieur du frigo à plus de 40 degrés Celsius, l’environnement idéal pour la transformation bactérienne.

Me retenant pour ne pas vomir, j’entrepris donc de vider le contenu du réfrigérateur dans des sacs de plastique que je transportai dehors, dans la remise où je garde les poubelles jusqu’à leur collecte par les éboueurs.

J’appelai ensuite mes invités pour leur expliquer la situation et reporter le souper. Le reste de la journée fut consacré à la recherche d’un nouveau frigo.

Pendant la nuit, je fus réveillé en sursaut par un vacarme épouvantable à l’extérieur. Je m’habillai à la hâte et descendis pour voir quelle en était la cause.

Un ours noir, attiré par l’odeur de la charogne, faisait un festin dans mes poubelles. Quand il me vit, il pencha la tête, étonné de ce dérangement, puis continua de faire bombance en m’ignorant totalement.

ours, noir, canapé, divan, sofa, décharge publique, déchets
L'ours noir (ursus americanus) est un omnivore très répandu en Amérique du Nord qui s'acclimate malheureusement trop facilement à la présence humaine. Grands mercis à Zebra Jay pour la photo.

Je n’avais aucune idée que faire quand on rencontre un ours sur sa propriété. Faut-il avertir le Service de la faune? À 3 h du matin un dimanche, je doutais pouvoir trouver quelqu’un au bout du fil. Composer le 9-1-1? À mon avis, me faire voler le contenu de mes poubelles par un ours ne constitue pas une urgence et, au Canada, c’est un crime de faire appel au 9-1-1 sauf en cas d’urgence.

J’ai donc décidé de laisser la nature faire son œuvre et l’animal terminer sa ripaille, remettant l’évaluation de la situation au lendemain matin.

« La grande main pourrira et nous pourrons nous lever pour aller ailleurs. »

2012-05-15

Barbarella, reine de la galaxie



Les enfants ne devraient jamais désobéir à leurs parents. Au bout du compte, c’est pourtant inévitable : c’est une question d’émancipation. Désobéir, c’est rejeter la mainmise d’un autre sur soi et affirmer sa propre identité. Enfin, parfois.

Quand nous sommes petits, complètement dépendants de nos parents et de ceux qui prennent soin de nous, les grands nous donnent un abri chaud et sûr, ils nous nourrissent, ils nous gardent au sec saison après saison et en dépit des caprices de notre système digestif et de notre vessie.

Et puis, ils nous enseignent les habiletés de base. Quand et quoi manger et boire, quand, où et comment nous déplacer tout en maîtrisant ces sphincters inconstants, comment s’habiller quand il fait chaud et quand il fait froid.

Nous finissons par grandir jusqu’à être assez vieux pour être usés à force d’avoir trop vécu.

En grandissant, nous nous souvenons d’oublier que quelqu’un nous enseigné la base et nous ne nous rappelons que du temps passé à pratiquer seul ou avec nos pairs nos aptitudes de vie. Nous ignorons que nous devenons la somme des connaissances, de la sagesse, des habitudes, bonnes et mauvaises, de nos parents et de leurs ancêtres.

On dit que les parents ne meurent que lorsque leurs enfants meurent... et même encore. En quittant ce monde nous allons rejoindre une banque de données plus ou moins anonyme dans laquelle nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants et ainsi de suite tireront des informations sans trop y penser.

Mais je divague, retournons à l’émancipation.

En grandissant, il vient un temps où nous ressentons des désirs et des besoins que nos parents ont oublié avoir jamais eus. L’un des besoins que mon frère aîné et moi-même avons découvert à l’adolescence prit une forme particulière et nous savions qu’elle ne recevrait pas l’approbation de notre mère. Ce besoin qui, je ne m’en cacherai pas, frôlait le désir, était Barbarella, la reine de la galaxie.

Mon frère et moi avions été élevés dans la bande dessinée française, à un moment où la BD était en train d’acquérir ses lettres de noblesse à titre de forme valable de littérature. Nous étions trop jeunes pour avoir connu la bande dessinée originale de Jean-Claude Forest Barbarella, mais nous en avions vu quelques bandes. Lorsque Roger Vadim a transformé cette BD en film en 1968 mettant en vedette une très jolie Jane Fonda, sa troisième épouse, dans le rôle de l’héroïne intergalactique, mon frère et moi savions qu’il nous fallait le voir.

Barbarella, jeune femme, épaules dénudées, robe déchirée, blonde, dessin, décolleté
Jean-Claude Forest (1930-1998) était un illustrateur et un auteur français qui a inventé le personnage de Barbarella au début des années 1960. D’abord publiée en feuilleton dans la revue V-Magazine en 1962, la BD de Barbarella a rejoint les rangs des best-sellers et a été traduite dans des dizaines de langues.


Malheureusement, le film ne fut pas un succès commercial et ne s’est pas éternisé dans les salles de cinéma. C’était bien avant les magnétoscopes, les DVD et NetFlix, et il a fallu bien des années avant que quiconque choisissait les films à diffuser sur les ondes de la télé canadienne lui découvre assez de valeur artistique pour l’ajouter à la programmation.

Pourtant, ce film possédait tout pour plaire aux garçons de 14 et 15 ans : un chasseur d’enfants, des poupées cannibales, des gardes habillés de cuir armés de fusils à rayons laser, un méchant aux sourcils broussailleux, inventeur de la « machine excessive », une espèce d’orgue qui faisait jouir ses victimes à mort, un ange aveugle qui vivait dans un nid et qui a réappris à voler après que Barbarella l’eusse initié aux plaisirs de la chair, et une licorne lesbienne borgne, tyran de la ville de Sogo (interprétée par Anita Pallenberg, la compagne de Keith Richards à l’époque).

Et bien entendu, il y avait Barbarella qui portait des vêtements moulants qui en laissaient peu à l’imagination et qui n’arrêtaient pas de se faire déchirer pour qu’elle puisse se changer plus souvent.

Les décors et les accessoires étaient typiques de l’art pop des années 60. L’influence d’Andy Warhol était omniprésente. Le vaisseau spatial de Barbarella était fait de contreplaqué, de caoutchouc et de plastique, des matériaux qui ne se consumaient pas en plongeant dans l’atmosphère en 1968. Le plancher, le plafond et les murs de la cabine du vaisseau étaient recouverts d’une épaisse moquette puisque, à l’époque, les allergies n’existaient pas et la moisissure ne causait pas encore de maladies respiratoires.

Les temps ont vraiment changé.

Vous pouvez vous imaginer combien mon frère et moi avions été ravis lorsque nous avons découvert dans un journal underground qu’un petit cinéma allait présenter le film un soir seulement à 23 h, un vendredi.

Mais il y avait un problème : c’était bien après notre heure d’aller au lit et ma mère ne nous permettrait jamais de sortir le soir pour aller dans le quartier louche où se trouvait le cinéma ou le film érotique était à l’affiche.

Nous avons donc décidé de nous faufiler hors de la maison une fois que ma mère serait endormie.

Nous étions là, mon frère et moi, couchés dans nos lits tout habillés, écoutant la respiration de ma mère dans sa chambre, attendant impatiemment qu’elle s’endorme, craignant sa réaction si elle nous surprenait à quitter la maison ou, pire, si elle se levait au milieu de la nuit pour se rendre compte que nous n’étions pas au lit.

À 14 ans, la désobéissance donne vraiment des sensations fortes.

Enfin mon frère m’a chuchotté « Allons-y »! En portant nos chaussures dans no mains, nous nous sommes dirigés à pas de loup vers la porte, prenant soin de ne pas faire craquer le parquet et espérant que le verrou céderait en silence, que la porte s’ouvrirait sans un bruit.

Dehors, nous nous sommes assis dans les marches de l’escalier pour mettre nos chaussures et nous sommes partis sans un mot. Mon frère et moi étions devenus Tom Sawyer et Huckleberry Finn et nous allions passer la soirée avec la reine de la galaxie avant qu’elle ne devienne militante pacifiste, féministe, gourou vidéo de l’aérobique et chrétienne fondamentaliste.

Barbarella, Jane Fonda, Roger Vadim, jeune femme, fusil laser, maillot une-pièce, espace, science-fiction, érotisme
Avant l’arrivée des magnétoscopes dans les années 1980, un film pouvait être à l’affiche d’un même cinéma pendant des mois. Lorsque les cassettes vidéo sont apparues, bien des gens ont entendu le glas sonner pour les salles de cinéma. Trente ans plus tard, les cassettes vidéo ont disparu après avoir été remplacées par les DVD qui sont en voie d’extinction depuis qu’il est possible de regarder des films sur l’Internet. Les salles de cinéma subsistent toujours.


Dans l’autobus, mon frère et moi avons nerveusement discuté de l’explication que nous donnerions à ma mère si elle s’apercevait de notre absence. C’est donc dans la crainte d’une catastrophe imminente que nous sommes entrés dans la salle presque vide du cinéma.

Puis les lumières se sont éteintes, le rideau s’est levé, le générique s’est mis à flotter à l’écran, Barbarella a commencé à enlever sa combinaison spatiale en 24 images par seconde dans l’apesanteur... et dans mon esprit, ma mère a cessé d'exister.

À la fin du film, mon frère et moi nous sommes rendu compte que le service de transport en commun était terminé et nous avons marché huit kilomètres pour retourner à la maison dans la fraîcheur printanière de la nuit.

Si ma mère s’était aperçu de notre petite escapade, elle n’en a jamais parlé. Peut-être que, après tout, elle connaissait l’importance de l’émancipation.

2012-05-06

Une histoire de chat



Par un samedi matin tranquille, je lisais en prenant un café dans la cuisine de ma maison hantée à la campagne. J’ai entendu une voiture arriver, j’ai mis de côté les Essais de Michel de Montaigne et je suis allé voir à la porte.

Mon amie Monica était dehors et essayait de transporter deux gros sacs d’épicerie dans un bac de plastique.

– Salut! J’ai une surprise pour toi!

J’ai pris les sacs et le bac de plastique et je les ai transportés à l’intérieur. Quand je me suis retourné, Monica était debout derrière moi et tenait dans ses bras un gros chat tigré très apeuré.

– Je te présente Pénélope. Elle a deux ans, elle est dégriffée, stérilisée et elle est propre. Elle est mignonne n’est-ce-pas?

La chatte bondit des bras de Monica pour atterrir maladroitement sur le plancher de la cuisine. Elle regarda autour d’elle, terrifiée par ce nouvel environnement étrange puis s’élança dans le couloir et grimpa dans l’escalier.

– Tu connais mes amis Paul et Andréa? Ils se sont séparés. Andréa habite chez une amie qui est allergique aux chats et Paul part pour une mission de six mois avec l’armée en Allemagne. Alors j’ai pensé : Geoff habite tout seul dans une immense maison à la campagne, il a besoin de compagnie! C’est une bonne idée, tu ne trouves pas?

« Euh... Bien sûr, bien sûr... » répondis-je encore sous le choc d’avoir à accueillir ce félin inopportun.

– Tu n’as pas l’air content. Allez! Ça va être agréable et ça va te faire du bien! Et puis, ce n’est que pour quelques mois, jusqu’à ce que Paul revienne d’Europe!

– Euh... Bien sûr, bien sûr... Euh, tu veux un café?

– Oh, Geoff, je voudrais bien mais il faut que je file! Je dois rencontrer Jennifer, Rose et Sallie qui veulent me montrer un chalet qu’on pourrait louer pour l’été au lac Patterson! Il faut que tu viennes nous rendre visite un de ces quatre! On fera un méchoui!

Monica me donna un bec sur la joue et s’éclipsa, m’abandonnant avec un bac à litière, un sac de nourriture pour chats et l’écuelle de Pénélope sur la table de la cuisine.

J’ai mis un peu de nourriture dans le bol que je plaçai sur le plancher dans un coin de la cuisine, puis je suis monté au premier pour chercher Pénélope.

Je n’ai pas pu la trouver. Pourtant, j’ai cherché partout : sous les lits, dans les placards, dans la salle de bain. Je l’appelai, rien. Elle avait tout simplement disparu.

chat, table, coupe de vin, couverts
Le mimétisme est cette qualité qu’ont certains animaux de se fondre dans leur environnement de façon à les rendre pratiquement invisibles. Sur cette photo, il faut se concentrer très fort pour reconnaître qu’il s’y trouve un chat. Merci à Zebra Jay pour la photo.


« Bon, me dis-je, c’est normal, l’animal a dû s’habituer à bien des changements dernièrement, elle est traumatisée. Je vais la laisser tranquille, quand elle sera prête, elle sortira bien de son trou. »

Pendant trois jours, je n’ai pas vu la chatte. Oh, je savais qu’elle était là parce que je voyais la nourriture disparaître de son bol et la litière était souillée, mais c’était comme si j’avais un chat invisible.

Puis, un soir, pendant que je regardais un film dans le salon, j’ai vu Pénélope s’approcher avec précaution de son bol dans la cuisine. Elle s’accroupit et se mit à manger. Je pouvais l’entendre croquer sa nourriture.

Pendant que je la regardais, je vis une souris sortir d’une fissure dans le plancher et courir vers l’écuelle de la chatte. Pénélope cessa de manger, étonnée par la souris qui prenait un morceau de nourriture du bol pour repartir en trottant avec son larcin. Sans broncher, la chatte se remit à manger.

Je n’en croyais pas mes yeux! De quelle sorte de chat avais-je hérité? J’hébergeais et je nourrissais la bête à l’œil, le moins qu’elle puisse faire c’est de m’aider à me débarasser des rongeurs!

J’étais furieux. Je me suis levé soudainement et quand la chatte m’a vu elle déguerpit vers les escaliers.

Je détalai derrière elle, déterminé à trouver la cachette de la resquilleuse. De nouveau, je regardai partout, jusqu’à ce que je la trouve, sur la plus haute tablette d’un placard, tranquillement couchée sur une pile de serviettes

Le lendemain, je suis allé visiter ma petite amie et je lui ai parlé de ma nouvelle pensionnaire et de l’incident dont j’avais été témoin.

Elle pouffa de rire, puis me dit :

– Après tout ce que cette chatte a vécu dernièrement, elle a besoin d’un peu de stabilité, elle a besoin d’un foyer. Apporte-la moi pour un bout de temps, je m’en occuperai et les enfants seront enchantés.

Ma petite amie avait deux enfants d’une relation antérieure : une fille de cinq ans et un fils de deux ans.

Pendant deux semaines, tout alla étonnamment bien. Pénélope tomba rapidement à court de cachettes dans la maison parce que les enfants arrivaient toujours à la dénicher. Une fois qu’ils l’avaient trouvée, ils lui tiraient les oreilles et la queue en voulant jouer avec elle. Mais Pénélope a découvert que si elle était autour de ma petite amie, elle était protégée des enfants. Après quelques jours, elle commença même à se laisser caresser.

La solidarité féminine avait gagné la partie.

Au bout de deux semaines, ma petite amie offrit l’hospitalité à son ami Marc, qui avait besoin d’être hébergé pendant quelques temps. Il arriva chez elle avec son chien Joe, un berger allemand très vieux et très doux avec un tempérament flatulent.

berger allemand, chien couché
Le berger allemand a la réputation d'être un féroce chien de garde. Pourtant s'il n'est pas entraîné pour la garde, il est un animal très doux qui peut même être timoré.


Pénélope n’apprécia guère cet intrus et attaquait sauvagement le gigantesque animal dès qu’il n’y avait pas de témoins. La chatte était dégriffée,elle ne pouvait donc pas vraiment blesser le chien, mais le vieux Joe était tellement terrifié qu’il perdit complètement la maîtrise de ses sphincters.

Finalement, ma petite amie me passa un coup de fil pour me dire que je devais reprendre Pénélope. Solidarité féminine, mon œil.

Je suis donc allé chercher Pénélope et nous sommes retournés à ma maison de campagne.

Mais à notre retour, j’ai remarqué un changement. D’abord, la chatte ne passait plus son temps cachée dans le placard. Puis, ce soir-là, comme j’étais couché dans le noir, Pénélope vint dans ma chambre, grimpa sur le lit pour se coucher à côté de moi en posant sa tête sur ma main.

J’imagine qu’elle avait fini par comprendre que la grande maison de campagne silencieuse et son propriétaire tranquille étaient préférables aux enfants bruyants et aux vieux chiens nauséabonds.

Lorsque Paul revint de sa mission en Allemagne, il n’a pas voulu reprendre son chat. J’ai gardé Pénélope jusqu’à sa mort, dix ans plus tard, mais je n’ai jamais pu lui faire comprendre qu’elle était sensée attraper les souris.




2012-04-23

Le cannabis est illégal au Canada



Je ne sais pas pourquoi, mais les gens viennent souvent me poser toutes sortes de questions, comme si j’avais la science infuse. Alors, quand je n’ai pas de réponse, j’en invente une pour ne pas les chagriner.

Étrangement, la question qu’on me pose le plus souvent est la suivante : « Pourquoi le cannabis est-il illégal au Canada? » Vous m’excuserez d’avoir à reculer une cinquantaine d’années dans l’histoire du Canada pour y répondre.

cannabis, marijuana, graines de cannabis, fleurs de cannabis, feuilles de cannabis
Le cannabis est une plante originaire de l'Asie centrale et méridionale. C'est sans aucun doute par les courants marins et les vents que des graines de cette plante ont abouti en Amérique centrale pour ensuite se propager à l'Amérique du Nord.


Dans les années 1960, alors que les États-Unis d’Amérique étaient en guerre contre le féroce adversaire qu’était le Viet-Nam, de nombreux conscrits désertèrent parce qu’il leur était interdit de consommer du cannabis sous les drapeaux. Certains de ces jeunes hommes s’exilèrent au Canada pour y chercher asile et se livrer paisiblement à leur habitude psychotrope.

Malheureusement, à l’époque, le cannabis ne poussait pas encore au Canada. Son plus proche parent était un chanvre fruste, tout juste bon à faire des cordes pour pendre les gens. La nation américaine brille toutefois par son ingéniosité et son esprit d’entreprise et ces jeunes déserteurs importèrent des graines de leur espèce végétale favorite et se mirent à en faire la culture.

L’été 1967 fut particulièrement beau, chaud et humide, des conditions idéales pour la pollinisation. Rapidement, le cannabis se répandit dans les prairies, les vallées, les montagnes et les forêts canadiennes si bien qu’il devint une espèce envahissante.

Le Canadien est un personnage simple et travaillant, mais il n’est pas bête pour autant. Il se rendit bientôt compte des vertus de cette plante et se mit, lui aussi, à en faire la culture et à en consommer.

Hélas! Le cannabis poussait si bien dans la terre riche et grasse de la campagne canadienne que sa croissance dépassa largement les besoins de consommation de la population. À regret, les cultivateurs qui, par nature détestent le gaspillage, se mirent en quête de débouchés commerciaux à l’étranger pour écouler leurs surplus sur les marchés internationaux.

C’est ainsi que la culture du cannabis est aujourd’hui devenue une industrie d’exportation florissante qui contribuerait de façon notable au produit intérieur brut du Canada si elle n’était pas plus ou moins clandestine.

affiche, produits du cannabis, centre-ville d'Ottawa
Il serait difficile de qualifier de commerce clandestin l'achat et la vente de produits du cannabis – ainsi que des ustensiles qui en permettent la consommation – quand ils sont publicisés ouvertement comme le démontre cette affiche à quelques pas du Parlement, du ministère de la Justice et du ministère des Finances, à Ottawa.


Bien entendu, le gouvernement canadien songe parfois à légitimiser cette activité économique et ainsi augmenter les taxes, impôts et redevances qu’il perçoit. Hors, peu de gens le savent, mais depuis toujours, les premiers ministres du Canada et des provinces s’endorment tous les soirs en pleurant pour les contribuables qui travaillent si fort pour remettre la moitié de leurs revenus au fisc. Vous comprendrez que la seule pensée d’avoir à percevoir de nouveaux impôts ou à introduire de nouvelles taxes leur fait grincer des dents.

Par ailleurs, L’appareil gouvernemental est lourd, lent, maladroit et coûteux. Pour réglementer le commerce du cannabis, il serait nécessaire d’embaucher nombre de fonctionnaires pour gérer le nouveau programme, mettre en place des structures administratives complexes et élaborer des mesures de surveillance et d’application sévères. Un vrai cauchemar en somme.

En favorisant le statu quo, l’État canadien évite bien des tracas et n’empêche pas les recettes d’exportation de ce produit de circuler assez librement au Canada, ce qui fait rouler l’économie, encourage l’acquisition de biens durables et semi-durables, stimule le marché immobilier, etc. Il est vrai qu’il est impossible de tenir compte de toute cette activité économique dans le système de comptabilité nationale, mais peut-être n’est-ce qu’un moindre mal.

Voilà pourquoi même si le cannabis pousse comme du chiendent au Canada, il est toujours illégal d’en cultiver et d’en consommer.

Évidemment, la réalité n’a sans doute rien à voir avec ce que je viens de vous raconter, mais ma réponse est vraisemblable et de toutes façons c’est quand même une bonne histoire, vous ne trouvez pas?

2012-03-25

L’examen de la vue



Ça devait finir par arriver. Depuis quelques mois, j’avais remarqué que, pendant que je corrigeais des épreuves ou que je révisais un texte, ma vue s’embrouillait. Il me fallait plisser les yeux pour bien voir et ça devenait ennuyeux à la longue.

Un matin, ma patronne m’a convoqué dans son bureau.

– Vous ne vous concentrez plus autant sur votre travail dernièrement. Regardez ces guillemets : ils devraient être recourbés, mais ils sont droits. Et là, il y a deux espaces alors qu’Il ne devrait y en avoir qu’une. Des fautes d’inattention comme celles-là nuisent à la crédibilité de nos publications. Il faut avoir plus de rigueur que diable! Je serais désolée de devoir mettre à pied un ancien collègue comme vous. Allez! Retournez au travail maintenant, et pas de gaffe, hein?

Je détestais quand elle me parlait sur ce ton.

Un peu plus tard, tandis que je déjeunais avec mon collègue Aaron, je lui ai raconté l’incident et lui ai confié qu’il me semblait que ma vue s’affaiblissait.

– Ah, dit-il, ne t’en fais pas; tout le monde sait que la patronne est une chipie. Quant à ta vue, excuse-moi de ramener la question sur le tapis, mais depuis combien de temps ta femme t’a t-elle laissé?

– Ça fait environ 12 ans, mais je ne vois pas ce que...

– Et tu es seul depuis?

– Ben, tu sais, de temps en temps je me trouve une petite amie, mais je ne vois toujours pas...

– Je m’inquiète pour toi, c’est tout. Tu ne devrais pas passer tant de temps tout seul. Tu as une imagination fertile et ce n’est pas bon qu’un homme se prenne en main trop souvent. Tu vois ce que je veux dire?

ceinture de chasteté, onanisme, début du XXe siècle, dessin
La ceinture Matthieu a été inventée pour inciter les jeunes garçons et les jeunes filles à apprendre à maîtriser leurs envies. Le mot « onanisme » vient d'Onan, un personnage biblique qui pratiquait le coitus interruptus pour ne pas donner de progéniture à la veuve de son frère qu'il avait été obligé d'épouser. Selon la Genèse, Dieu le foudroya pour le punir.


J’étais choqué par ce qu’Aaron sous-entendait.

– Écoute, Aaron, je ne suis quand même plus un adolescent, je sais me maîtriser...

– Voyons, ne t’énerve pas! Et n’en dis pas plus, je ne veux pas connaître ta vie privée. Mais écoute mon conseil : sors un peu, rencontre des gens, fais de nouvelles connaissances. Ça pourrait t’aider. Et pour le moment, prend rendez-vous avec ton optométriste pour essayer de ralentir la perte de ta vue. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, je dois retourner au travail.

Je me suis levé et lui tendis la main, mais il l’ignora et il est parti.

Deux jours plus tard, j’étais dans le cabinet de l’ophtalmologue en train de remplir un formulaire sur mes antécédents médicaux en attendant mon tour. Quand j’ai rapporté le document à la jolie petite réceptionniste libanaise, mon regard s’est posé sur son décolleté, ce qui me fit remercier Saint Maron que mes yeux étaient encore assez bons pour jouir des beautés de la nature.

Elle jeta un coup d’œil sur le papier que je venais de lui remettre, gribouilla quelque chose, puis me dit :

– Bien, très bien. Quelle est la raison de votre visite?

– J’ai remarqué que ma vue s’affaiblissait.

– Je vois, je vois... Vous êtes marié monsieur?

– Non, pas pour le moment, mais...

– Depuis combien de temps êtes-vous célibataire?

– En fait, je ne suis pas célibataire, je suis divorcé et...

Elle me jeta un regard impatient puis me demanda lentement :

– Depuis combien de temps êtes-vous divorcé?

– Ça fait une douzaine d’années, mais...

– Douze ans? répéta-t-elle, et elle se mit à griffonner rapidement. Puis elle dit :

– Le docteur va vous voir dans quelques instants. Entre temps, vous pouvez regarder les montures que nous avons, mais s’il-vous-plaît, ne touchez à rien.

Ce qui est surprenant dans la salle de montre d’un optométriste, c’est que toutes les montures se ressemblent. C’est comme si tout le monde voulait porter le même style de lunettes, pour ne pas être différent des autres, j’imagine, pour être anonyme. Curieusement, les gens veulent aussi que leur originalité, leur unicité, soient reconnues.

Il veulent aussi être riches et célèbres.

J’ai examiné les montures pendant quelques minutes, conscient que la réceptionniste m’observait discrètement, puis ce fut mon tour d’aller dans le bureau de l’oculiste.

Je me suis assis dans le fauteuil de consultation pendant que le docteur – qui ressemblait un peu à la réceptionniste, peut-être sa mère ou sa tante, me dis-je – ajustait le projecteur qui afficherait l’optotype de Snellen sur le mur. Puis elle vint devant moi, se pencha et projeta un faisceau lumineux sur mon visage en me demandant de la regarder dans les yeux.

Snellen, optotype, examen de la vue, ophtalmologue
Herman Snellen était un ophtalmologue hollandais qui, en 1862, inventa l'optotype qui porte son nom. Un optotype est composé de rangées de lettres majuscules d'imprimerie de différentes tailles permettant de mesurer l'acuité visuelle. Il existe également d'autres sortes d'optotypes affichant des formes ou des objets de différentes tailles. Bien entendu, il n'existe pas d'optotype en braille.


Elle avait de beaux yeux noirs.

Elle alla derrière moi et déplaça le réfractomètre devant mon visage en me demandant de poser ma mâchoire sur la mentonnière. Pendant qu’elle jouait avec les lentilles de l’appareil qui cachait mon visage, elle me dit :

– Vous êtes célibataire depuis un bon bout de temps...

« Je ne suis pas célibataire, je suis divorcé », lui répondis-je. Je commençais à être ennuyé par les gens qui ne savent pas faire la différence entre un vieux garçon et un homme dont le mariage avait mal tourné.

« Ne bougez pas s’il-vous-plaît. Voyez-vous mieux comme ceci ou comme cela? » dit-elle en changeant les lentilles du réfractomètre.

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Le réfractomètre est un instrument permettant de mesurer la réfraction de l'œil au moyen de lentilles et de prismes. Si vous voyez des gouttes sur l'image de l'appareil ci-dessus, ne vous inquiétez pas messieurs, votre écran d'ordinateur est propre. Il s'agit simplement d'un effet de mon logiciel graphique que j'ai été dans l'impossibilité de supprimer.


« Comme cela », répondis-je.

– Vous passez beaucoup de temps seul?

Surpris par cette question, je lui dis :

– Docteur, essayez-vous de me séduire?

– Non, non. Ne bougez pas la tête. Ce n’est qu’une question qu’il faut poser pour savoir si vous avez des habitudes qui pourraient nuire à votre vue.

– Je suis rédacteur depuis des années. Je passe des heures tous les jours devant un écran d’ordinateur ou à lire des documents imprimés.

– Je vois, je vois. Eh bien, il semble que votre vue se soit affaiblie un peu. Il vous faudra de nouvelles lunettes. Mon assistante vous aidera à choisir une monture. Pour le moment, je vous suggère de varier vos activités, peut-être enrichir votre vie sociale, passer plus de temps en société, inviter des gens à la maison, vous comprenez ce que je veux dire...

Je commençais à être irrité par ces sous-entendus, mais je me levai du fauteuil et tendis la main à l’oculiste pour la remercier, mais elle était occupée à écrire sur mon dossier et ne remarqua pas mon geste.

De retour dans la salle d’attente, la réceptionniste me fit essayer plusieurs montures à la mode. Je finis par en choisir une très semblable à celle que je portais. La réceptionniste me dit :

– Vous êtes chanceux, cette monture porte une étiquette jaune, elle est donc gratuite, vous n’aurez qu’à payer pour les verres.

J’ai compris que « étiquette jaune » est synonyme de « démodée ».

– Vos nouvelles lunettes seront prêtes dans deux semaines. Ce sera à crédit ou comptant?

J’ai payé comptant et, en quittant la pièce, je vis que la réceptionniste avait sorti une boîte de serviettes antibactériennes et qu’elle essuyait le comptoir, la poignée de porte et tout ce que j’aurais pu toucher...

2012-03-17

La barbe de Geoffroy



On me demande souvent pourquoi je porte la barbe. À mon avis, c’est un peu comme si on me demandait pourquoi j’ai les yeux bruns, alors je réponds invariablement que j’ai une barbe depuis ma tendre enfance et que j’ai même une photo pour le prouver.

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Une photo de l’auteur âgé de six ans. Malgré un talent indéniable, l’auteur n’a jamais pu percer dans le milieu des artistes Photoshop...


Hélas! La vérité est toute autre et comme En direct de l’intestin grêle est la plate-forme idéale pour mettre les pendules à l’heure, permettez-moi, que vous le vouliez ou non, de vous raconter cette histoire.
***
À l’époque, j’habitais dans le nord du Canada; pas le Grand Nord, mais le Moyen Nord tout de même.

C’était un soir d’automne misérable. Il faisait froid et il pleuvait avec acharnement, furieusement, de cette pluie qui n’arrive pas à se décider si elle va se transformer en neige ou non.

Je travaillais comme gardien d’un refuge pour jeunes qui avaient de la difficulté à passer de l’adolescence à l’âge adulte. Vous voyez le genre : drogue, alcool, prostitution, délinquance, isolement. Parfois les jeunes venaient d’eux-mêmes, parfois c’était les parents qui nous les emmenaient, nous disant : « s’il-vous-plaît, prenez-le, je ne sais plus quoi faire »!

Bien souvent, j’avais l’impression qu’il aurait plutôt fallu héberger les parents.

Ce soir-là pourtant, j’étais seul. Les cinq chambres de la vieille maison étaient inoccupées. Je lisais dans la cuisine où ronflait le poêle à bois que j’utilisais avant l’hiver pour économiser le mazout.

Soudain, on frappa à la porte. C’était deux policiers accompagnés d’un homme en début de trentaine, habillé pauvrement, trempé des pieds à la tête et tenant un sac à dos dans ses mains.

– Ce monsieur est venu au poste de police nous demander asile pour la nuit. Nous ne sommes pas une auberge et il n’a pas d’argent. Plutôt que de le laisser partir et devoir l’arrêter plus tard dans la nuit pour vagabondage, nous avons pensé l’emmener ici puisque nous savons que vous hébergez parfois les gens.

La logique des membres des forces de l’ordre m’échappe parfois et je répondis :

– Nous ne sommes pas une auberge ici non plus, mais je vais le prendre quand même : on ne laisse pas quelqu’un dehors par un temps pareil.

Les deux policiers se regardèrent, soulagés de ne pas avoir à faire une arrestation, à rédiger un rapport et peut-être à devoir témoigner devant un juge pour une cause insignifiante.

Quand les deux pandores furent sortis, le vagabond me remercia humblement et me dit qu’il s’appelait Roland.

« Bienvenue Roland, enlève ton manteau, dépose ton sac et viens te chauffer près du poêle. As-tu faim? Veux-tu manger? » lui dis-je en lui donnant une serviette pour qu’il se sèche un peu.

J’avais, sur la cuisinière électrique, une grande casserole de ragoût qui fut réchauffé en un instant. Je servis une généreuse portion à mon hôte qui se mit à l’avaler goulûment pendant que je mettais de l’eau à bouillir pour le thé.

Tandis qu’il mangeait, Roland me raconta qu’il se rendait en auto-stop dans une petite ville à 250 kilomètres de là pour commencer un emploi que la maison de transition lui avait trouvé. Il venait de purger une peine de plusieurs années pour différents méfaits et voulait refaire sa vie, loin de la ville, en espérant que les gens lui laisseraient une deuxième chance.

Pour ma part, je n’ai rien contre les deuxièmes chances, ni les troisièmes et quatrièmes s’il en faut. En fait, j’aurais bien de la difficulté à savoir quand et comment juger qu’une personne est irrécupérable.

Nous avons parlé pendant quelque temps, Roland et moi, puis je le le conduisis à sa chambre et lui souhaitai bonne nuit.

Quand je me levai le lendemain matin, mon hôte était déjà parti, sans rien dire, sans laisser un mot. J’ai mis une bûche dans le poêle, préparé le café puis je suis allé faire ma toilette.

Après avoir pris ma douche et m’être séché, je m’apprêtais à me raser quand je me suis aperçu que mon rasoir électrique avait disparu. À la place il y avait un blaireau, un rasoir jetable et une bonbonne de crème à raser.

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Le blaireau est une brosse de poils servant à savonner la barbe. C'est sûrement la méthode la plus désagréable de se raser et les autorités pénitentiaires la font utiliser par les détenus sans doute pour leur rappeler que la prison, ce n'est pas une colonie de vacances.


Les gens de mauvaise foi diront que l’homme que j’avais charitablement hébergé s’était enfui discrètement après avoir commis son larcin.

Je préfère croire que c’était le Tout-Puissant ou la Grande Déesse qui me donnaient un signe. Peut-être même que le grand Vishnou – ou l’un de ses avatars – était lui-même descendu des Cieux pour subtiliser mon rasoir afin de me faire comprendre qu’il était temps que je sorte du rang des imberbes.

Ce jour-là, j’ai commencé à me faire pousser la barbe. Je ne le regrette pas puisque porter la barbe est l’une des seules choses que je sache bien faire.

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Le dieu Hindou Vishnou se repose avec sa compagne, la déesse Lakshmi, sur le monde symbolisé par un serpent venimeux géant. Vishnou est le défenseur du calme et de la paix. À force de se reposer sur les serpents venimeux, j'imagine que Vishnou ne s'en fait pas avec grand chose... Image obtenue de Photobucket.