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Ne serait-il pas merveilleux si ces histoires étaient vraies? Malheureusement (ou heureusement) ce n'est pas le cas. Elles ne sont que le fruit de mon imagination fertile. Tous les personnages et les événements décrits sont fictifs et si vous croyez vous reconnaître ou reconnaître une de vos connaissances, ce n'était pas mon intention et ce n'est qu'une coïncidence. J'espère que ce blogue vous plaira. N'hésitez pas à en faire circuler le lien où vous vous promenez sur l'Internet et à laisser des commentaires ci-dessous. J'aime bien entendre parler de vous.

Geoffroy


2012-03-10

Le chef d’orchestre



C’était le dernier concert de la tournée. Trente villes en Amérique du Nord en 40 jours avec un orchestre symphonique jouant Debussy et Satie avec, comme pièce de résistance, Le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky.

Le chef d’orchestre aurait préféré présenter des pièces de Berlioz, Boulez, Varèse, Schœnberg, ou de tout autre compositeur plus jeune du XXe siècle, mais le public préfère de la musique « accessible » et comme les promoteurs de la tournée savaient qu’avec un répertoire prudent l’orchestre jouerait à guichets fermés, la question était réglée d’avance.

Mais tout ça ne dérangeait pas vraiment le chef d’orchestre. À 53 ans, il n’avait plus envie de faire des vagues. Pendant sa carrière, il avait relevé de nombreux défis et il savait qu’il n’avait plus rien à prouver.

Par contre, ce qui l’ennuyait c’est que, au fil des années, son smoking devenait plus étroit. Selon lui, c’était le résultat des nombreuses réceptions auxquelles ses fonctions l’obligeaient à assister, des bouteilles de bon vin et des fromages mous, gras, mais combien savoureux qui les accompagnaient.

Pour cette tournée, il avait donc décidé de s’en tenir aux légumes – carotte, chou-fleur, brocoli, courgette ainsi que tous les légumes en feuilles – et de ne pas s’approcher de la fontaine de vinaigrette ranch. Plutôt que de boire du vin, il se contenterait d’eau minérale.

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Les légumes sont à la base d'une saine alimentation. Le Guide alimentaire canadien recommande aux hommes de 53 ans de consommer de six à huit portions de fruits et légumes tous les jours. L'équilibre est cependant important : trop de verdure et pas assez de produits laitiers, de protéines et de céréales est une façon assurée d'ouvrir les portes de l'enfer.


Ce régime lui avait permis de perdre quelques centimètres à la taille et il s’était senti plus léger tout au long des déplacements intenables de la tournée.

Il avait dû toutefois composer avec des effets secondaires indésirables.

Pendant le périple des aliments le long des quelque huit mètres du système digestif, leur substance nutritive est transformée en énergie et le reste en déchets et en gaz. Pour amortir le passage des selles, l’anus et la partie inférieure du rectum sont sillonnés de veines, appelées hémorroïdes, qui servent de coussin pendant le transfert des fèces.

Un régime composé principalement de fruits et de légumes – amplifié par la consommation d’eau minérale – accélère la diffusion rapide et imprévisible des excréments désormais inconsistants. L’évacuation fréquente et abrupte des déjections et du gaz qui les accompagne assujettit les hémorroïdes à un grand stress qui provoque saignement, douleur et démangeaison.

Ainsi, depuis dix jours, le chef d’orchestre portait la croix d’une saine alimentation.

Il y avait eu des moments désagréables, des accidents évités de justesse, mais, dans l’ensemble, le chef d’orchestre avait bien géré le crescendo qui animait ses entrailles et maintenu l’andante en évitant l’allegro.

La fonction d’un chef d’orchestre est de diriger d’une main ferme les musiciens pour faire en sorte que chacun et chacune joue son rôle à temps, en tenant le rythme et en dégageant convenablement une énergie et une émotion adéquates.

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Un chef d'orchestre accompli parvient à retenir l'ardeur de ses musiciens, à maîtriser leur orgueil, à réprimer leur paresse et à les libérer au bon moment afin de produire les effets les plus dramatiques.


Ce soir-là, comme le chef d’orchestre s’approchait de son lutrin pour amorcer le concert, il ne se doutait pas que le plus grand défi de sa carrière l’attendait.

La première pièce était La mer de Claude Debussy et la prestation fut des plus remarquables. Suivirent ensuite la Première Gymnopédie et les Gnossiennes 1, 2 et 3 d’Erik Satie – des morceaux jouissant depuis toujours de la faveur du public. L’auditoire exultait.

C’est au Sacre du printemps de Stravinsky que les choses ont mal tourné.

Pendant le solo de basson de l’ouverture du premier mouvement, le chef d’orchestre vessa violemment sans pouvoir se retenir.

Abasourdi, le chef d’orchestre remarqua toutefois que l’acoustique impeccable de la salle avait failli à transmettre l’éclat et il continua de diriger l’œuvre difficile. Le spectacle devait continuer.

À mesure que progressait le premier mouvement cependant, le chef d’orchestre luttait sans merci pour réprimer les fortes envies de ses boyaux réfractaires.

Les piccolos remuaient ses humeurs intestinales tandis que les violoncelles et les contrebasses insistaient staccato pour qu’il se soulage sur le champ.

Grâce à ses années de formation classique, le chef d’orchestre pût cependant maintenir une stricte discipline et calmer l'insurrection qui menaçait la paix de son royaume viscéral.

La fin du premier mouvement laissa un répit au chef d’orchestre qui espérait que la sérénité du début du deuxième mouvement l’aiderait à conserver son flegme.

Malheureusement, il n’avait pas compté sur les timbales dont la polyrythmie se mit à exiger énergiquement sa reddition sans équivoque aux forces de la nature.

Avec grande difficulté, il maintînt sa position, en nage, la bouche ouverte, les fesses serrées. À sa consternation, il lui semblait que le grand Nijinsky et ses Ballets Russes au complet se livraient à des obscénités païennes dans ses tripes.

Avec l’énergie du désespoir, la main fermement crispée sur sa baguette, il bravait les forces impérieuses qui le torturaient tout en ordonnant à ses musiciens de respecter le tempo pendant les dernières mesures fougueuses durant lesquelles ses intérieurs commandaient une évacuation immédiate.

Puis, sous un tonnerre d’applaudissements, il se tourna pour faire face à l’auditoire déjà debout.

Le chef d’orchestre était épuisé et s’abstint de s’incliner pour saluer son public évitant ainsi un incident disgracieux, un geste que la presse qualifierait le lendemain de « snobisme ».

Mais, à ce moment, il se fichait bien de ce que les critiques pouvaient penser : il avait mené la plus féroce bataille de sa vie et en était sorti vainqueur.

Maintenant, pourrait-il se rendre à temps aux toilettes dans les coulisses?

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