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Ne serait-il pas merveilleux si ces histoires étaient vraies? Malheureusement (ou heureusement) ce n'est pas le cas. Elles ne sont que le fruit de mon imagination fertile. Tous les personnages et les événements décrits sont fictifs et si vous croyez vous reconnaître ou reconnaître une de vos connaissances, ce n'était pas mon intention et ce n'est qu'une coïncidence. J'espère que ce blogue vous plaira. N'hésitez pas à en faire circuler le lien où vous vous promenez sur l'Internet et à laisser des commentaires ci-dessous. J'aime bien entendre parler de vous.

Geoffroy


2014-12-02

Le Capitaine Morgan, pirate respectable



Nous avons tous besoin d’une île pour que notre âme puisse se reposer des tracas quotidiens, pour oublier l’insignifiance de la vie. Nous avons tous besoin d’un endroit pour lécher nos plaies.

Il y avait un bar que je fréquentais où la clientèle hétéroclite me plaisait, jeunes et vieux, riches et pauvres, des gens de la plus ancienne lignée canadienne-écossaise jusqu’aux nouveaux immigrés d’Afrique du Nord et d’Amérique latine.

Il y avait de hauts tabourets pour s’asseoir au bar, mais aussi un canapé et quelques fauteuils autour d’une table basse dans un coin. Des toiles d’artistes de la région étaient accrochées aux murs, des peintures qui favorisaient l’ocre et le gris.

Suspendus au plafond, de vieux instruments de musique cabossés – un tuba, une trompette, un cor, un saxophone, un trombone – veillaient avec vigilance sur les clients. Dans un autre coin, une contrebasse terne montait la garde près d’un piano.
cuivre, instrument de musique, fanfare, corne, piston, cor d'harmonie
Le cor est un instrument à vent. Il y a le cor de chasse, le cor français et le cor anglais, qui n’est ni anglais ni un cuivre, mais une sorte de hautbois. Ne pas confondre le cor (instrument de musique) et le cor, la callosité qui se forme sur le pied quand on porte des chaussures trop étroites.
Ce n’étaient que des décorations, mais deux soirs par semaine, jusqu’aux petites heures du matin, de vrais orchestres de jazz jouaient du be-bop sur des instruments bien entretenus.

Le vendredi était réservé aux DJ. De 20 h à minuit, un jeune Brésilien jouait de la musique house. Il était ensuite remplacé par des DJ invités qui faisaient lever la salle sur des rythmes plus endiablés.

J’aimais les vendredis. J’arrivais tôt, je me trouvais un tabouret au coin du bar, commandais une anisette pour commencer, sortais un livre dans lequel je me plongeais jusqu’à ce qu’il y ait trop de bruit ou que la frénésie du moment m’emporte.

Ce soir-là, je pense que je lisais La Coupe d’Or un roman de John Steinbeck sur la prise de Panama par le pirate Henry Morgan.

Vers 22 h – j’étais maintenant passé au scotch soda – trois femmes enjouées, début trentaine, portant blouses et jupes à la paysanne ainsi que des souliers plats, firent une entrée remarquée.

Leur regard se posa sur les trois tabourets libres à ma droite qu’elles s’approprièrent immédiatement.

J’ai continué à lire, ne prêtant guère attention à leur bavardage, lorsque ma voisine, dont je remarquai la longue tresse blonde et les yeux coquins, me demanda ce que je buvais.

— Whisky soda, je t’en offre un? lui demandai-je, galamment.

— Je déteste le whisky, répondit-elle avec gaieté. Jack Daniel est un homme perfide et sournois! Il m’oblige à faire des choses contre mon gré! Je préfère le Capitaine Morgan : c’est peut-être un pirate, mais au moins c’est un gentilhomme.

Sensible à cette synchronicité, j‘ai commandé un rhum et cola pour ma nouvelle amie (ce qu’on appelle un Cuba libre dans les Antilles), et nous avons commencé à faire connaissance.

Elle s’appelait Marguerite et travaillait avec ses deux amies (Jacinthe et Florentine) à La Citadelle, un restaurant médiéval où les clients, vêtus de costumes d’époque, s’empiffraient d’une cuisine grasse, salée et sucrée pour oublier la banalité de la vie et rêver à une époque révolue.
flibustier, corsaire, boucanier, Antilles, Caraïbes, trésor, pillage
Bien des gens regrettent le passé, n’apprécient pas le présent et craignent ce que l’avenir leur réserve. L’idée romantique qu’on se fait de la vie dans les siècles passés n’a souvent rien à voir avec la triste réalité qui sévissait : pauvreté, violence, famine, insalubrité, maladie et faible espérance de vie.
Je pouvais les comprendre, leur ennui ne m’étant pas étranger, mais l’effervescente servante à mes côtés m’aidait à oublier, en particulier quand elle m’effleurait de sa gorge par inadvertance.

Elle me faisait sourire et j’aimais sa bonne humeur. Jacinthe et Florentine nous regardaient cependant de travers, inquiètes.

Marguerite venait d’engloutir son troisième Cuba libre quand Florentine la gronda, lui demandant de surveiller ses agissements. Marguerite haussa les épaules et, se tournant vers moi me prit par le bras et dit à ses amies que j’étais le gentilhomme le plus sage qu’elle aurait pu trouver ce soir.

Dégoûtées, Jacinthe et Florentine levèrent les yeux au ciel et suggérèrent d’aller dans un autre bar.

— Allez-y, dit Marguerite, moi, je reste.

Trouvant que l’occasion était indiquée pour m’occuper de mes oignons, je retournai à ma lecture et me replongeai dans mon verre tout en écoutant distraitement mes trois voisines se disputer.

Une fois que ses amies furent parties, Marguerite se tourna vers moi et me dit : « Il me faut mon capitaine ».

« Ne t’en fais pas, je suis là », lui répondis-je. Et quand je commandai un autre rhum et cola, la fille qui nous servait me fit un clin d‘œil.

Nous avons continué à boire, à parler, à rire et à nous faire des tendresses jusqu’à la fermeture du bar. Le DJ a fait jouer une dernière pièce, puis Marguerite et moi nous sommes levés pour nous apercevoir que si nous devions prendre la route nous serions un véritable danger public. Ventredieu! Nous étions dangereux simplement en marchant sur le trottoir!

Nous sommes donc restés debout, blottis l’un contre l’autre près de l’entrée du bar.

Un taxi finit par passer et je lui ai fait signe de s’arrêter. Nous avons décidé d’aller chez Marguerite qui habitait un gratte-ciel du centre de la ville.

Le taxi nous déposa. En contemplant la haute tour de verre puis la longue tresse blonde de Marguerite, je me suis imaginé un moment être l’un des personnages des contes des frères Grimm.

Toujours ivres, nous avons pris l’ascenseur jusqu’au 20e étage et sommes entrés dans l’appartement de ma compagne.

Dans la pénombre, je pouvais deviner des rideaux de velours bordeaux qui cachaient la porte du balcon, une table basse couverte d’une nappe de dentelle et un divan de satin. À un mur était suspendue une collection impressionnante d’armes médiévales : une arbalète, des dagues, des épées, un fleuret, un arc, des flèches.

« Marguerite prend vraiment la féodalité au sérieux », pensai-je.

— Je dois aller me rafraîchir, me dit-elle en se dirigeant vers la salle de bain. Il y a de la bière dans le frigo!

Je ne pouvais quitter des yeux l’armurerie de Marguerite. En titubant, je m’avançai vers le mur. C’est comme si j’étais retourné dans le passé et tout l’alcool que j’avais bu ce soir-là ne m’aidait pas à faire la différence entre le rêve et la réalité. La pièce s’est mise à tourner et j’étais près de m’effondrer.

Un sabre était appuyé contre le mur. Je le pris pour m’en servir de canne. Je posai mon pied sur un barillet tout près pour me soutenir.

C’est à ce moment que je sentis Marguerite m’enlacer par derrière en murmurant : « Mon capitaine... Ooooh! Mon capitaine! »
Sir Henry Morgan, flibustier, pirate, noble, corsaire, boucanier, rhum, alcool, canne à sucre, Antilles, Caraïbes
Le capitaine est irrésistible!

2014-05-12

Chroniques hospitalières VII : Le pavillon qui sent bon


English Version


Le présent récit fait partie d'un feuilleton. Vous pouvez lire le premier épisode et suivre l'hyperlien à la fin de chaque billet pour lire la suite.

Outre l’incapacité de me mouvoir, la paralysie comptait pour moi d’autres inconvénients qui m’embêtaient royalement. Par exemple, je détestais ne pouvoir être en mesure de m’habiller, de me laver ou d’aller faire mes besoins seul.

Ainsi, pendant que j’étais à l’aire des civières, j’avais dû renoncer à porter un pantalon et une chemise et je me sentais ridicule de n’être vêtu que d’un caleçon et d’une blouse de patient largement ouverte au dos.

Les vêtements n’ont pas seulement une fonction utilitaire, ils servent également de symbole de la situation d’un individu dans l’échelle sociale. Cette hiérarchie est des plus évidentes dans un hôpital où les patients se retrouvent au bas de l’échelle, à demi-nus.

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Un patient tente vainement de monter l’échelle sociale avec l’aide d’une préposée, sans doute pour retrouver ses vêtements. Malheureusement, il est plus facile de descendre cette échelle que d’y remonter.
Pendant que mon amie Lucide me poussait dans mon fauteuil roulant pour retourner à ma chambre du débordement de l’urgence, je lui faisais part de mes inhibitions.

« Tu sais, quand on entre à l’hôpital, il faut laisser son orgueil à la porte », me dit-elle.

Ces paroles, si pleines de sagesse soient-elles, ne faisaient qu’exposer ma vanité.

Le lendemain, après m’être tortillé sur ma civière pendant une heure, j’avais réussi à enfiler un pantalon. J’étais incapable de le boutonner à cause de mes mains enflées et de mes doigts gourds, mais je parvins à remonter la fermeture-éclair.

Je relevai la tête après avoir accompli cet exploit pour voir une grande femme blonde debout au pied de ma civière qui m’observait depuis un moment.

Même si elle ne portait pas de sarrau blanc, je savais que c’était un médecin tout simplement parce que, comme tous les autres médecins qui étaient venus me rendre visite depuis mon arrivée à l’hôpital, elle était apparue de nulle part.

« Bonjour monsieur. Je suis le docteur Svieta Tiplova, me dit-elle avec un fort accent russe. Comment allez-vous aujourd’hui? »

« Assez bien, merci. Vous êtes neurologue? »

« Non, je suis physiatre et je suis venue évaluer votre condition. »

J’avais cru entendre « psychiatre » et, pendant un instant, j’eus une vision du goulag soviétique dans les steppes enneigées de Sibérie. Je craignais que ce nouveau médecin m’ait été envoyé par « le goéland », le docteur qui croyait que ma maladie était psychosomatique, et que sa présence était une première démarche en vue d’une garde préventive dans un asile d’aliénés.

En voyant mon regard alarmé, le docteur Tiplova m’expliqua qu’elle se spécialisait dans l'étude de maladies de l'appareil locomoteur. Ensuite, elle examina minutieusement mes mains, mes bras, mes épaules, mon cou et mes genoux.

Le docteur Tiplova semblait perplexe, mais je voyais qu’elle réfléchissait profondément. Au bout d’un moment elle finit par dire :

« Écoutez, ça vaut ce que ça vaut, mais je vais porter votre cas au service de médecine interne qui pourra peut-être recommander des tests pour poser un diagnostic formel. »

Après son départ, je me dis que, si j’ignorais la nature du mal qui m’affligeait, le corps médical était tout autant dans l’obscurité quoiqu’il n’eut pas, comme moi, à composer avec la douleur et l’immobilité.

Pour le moment, la visite du docteur Tiplova avait eu un avantage. Pour m’examiner, elle avait demandé à un préposé de me placer dans mon fauteuil roulant et je n’étais plus confiné à ma civière.

Je n’avais pas été à la selle depuis mon admission à l’hôpital et mon amie Lucide m’avait apporté des pruneaux secs qui commençaient à stimuler mes entrailles.

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On suppose que la prune (prunus domestica) a été introduite d’Orient à l’époque des Croisades, ce qui en ferait, par le fait même, un anti-Occident. Séchée, on l’appelle pruneau et elle se conserve très longtemps. Ses vertus laxatives sont légendaires.

J’avançai mon fauteuil roulant jusqu’à la porte du cabinet de ma chambre. Puis, je bloquai les roues de la chaise et, au prix de grands efforts, je réussis à me lever en m’appuyant sur les accoudoirs. Avec difficulté, je fis les trois pas qui me séparaient de la cuvette et je m’assis lourdement sur le siège.

Mes intestins se mirent immédiatement à l’œuvre. Il est difficile de décrire la joie qui m’envahit en m’apercevant que, sur ce plan, mon organisme fonctionnait au quart de tour! Mes mains, mes bras, mes jambes, mon cou pouvaient bien me faire souffrir, mais à ce moment, je vous assure que je me trouvais au paradis!

Toutefois, une fois ma besogne achevée et après avoir essuyé les traces de mon forfait, je me suis retrouvé devant un nouveau défi : comment faire pour me relever de la cuvette? Il y avait bien des barres d’appui affixées aux murs du cabinet, mais mes bras n’avaient pas la force de me soulever.

Alarmé devant mon impuissance, j’étais surtout blessé dans mon orgueil parce qu’il me faudrait demander l’aide d’un préposé pour me relever de ma position gênante.

Pour me consoler, Je pensai à La divine comédie de Dante Alighieri où celui-ci, en traversant les enfers, rencontra une connaissance coupable du péché d’orgueil et condamnée à nager dans une mer d’excréments pour l’éternité.

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Dante Alighieri est le poète et auteur italien qui sût aider à imposer le toscan comme langue littéraire. La divine comédie constitue le récit de sa remontée de l’échelle sociale à travers les neuf cercles de l’enfer, les sept gradins du purgatoire et les neuf sphères du paradis.
Au mur, il y avait un cordon près d’un écriteau portant la mention «URGENCE » en lettres rouges. Humblement et avec contrition je le tirai avec force.

Au bout de dix minutes, un préposé se présenta.

« Mon pauvre monsieur! Vous n’auriez pas dû essayer d’aller à la toilette seul! Nous aurions pu vous apporter une chaise d’aisance! »

Il essaya de me relever, mais en raison de l’exiguïté du cabinet il ne put réussir. Il alla donc chercher une autre préposée et, à deux, ils parvinrent à me faire tenir debout. La préposée releva mon pantalon, le boutonna et remonta la fermeture-éclair.

Il n’y a rien de tel pour rabattre son orgueil que d’avoir plusieurs témoins de la situation compromettante dans laquelle on se trouve.

Une fois assis dans mon fauteuil roulant, je demandai si je pouvais aller griller une cigarette à l’extérieur.

« Ce n’est pas possible monsieur, me répondit le préposé. Nous devons vous remettre dans votre civière car on vous a trouvé une chambre permanente dans un autre pavillon et on va vous y conduire sous peu. »

Pendant qu’un brancardier poussait ma civière pour me mener à l’ascenseur, je me réjouissais croyant que cette chambre permanente signifiait que j’étais dorénavant un patient « légitime », qu’on déterminerait bientôt la nature de ma maladie et qu’on me donnerait un traitement approprié me permettant de retourner chez moi.

Hélas! Quand le brancardier ouvrit les portes du pavillon de médecine générale où j’allais être hébergé au cours des prochaines semaines, mes narines furent assaillies par une odeur pestilentielle de matières fécales.

Je crus me retrouver au premier cercle de l’enfer de Dante en punition pour mon orgueil.
Lisez la suite de ce récit dans Chroniques hospitalières VIII : Comme on fait son lit, on se couche

2014-04-23

Chroniques hospitalières VI : Le débordement


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Le présent récit fait partie d'un feuilleton. Vous pouvez lire le premier épisode et suivre l'hyperlien à la fin de chaque billet pour lire la suite.

À la fin de ma deuxième journée passée à l’aire des civières, je ressentais toujours une douleur atroce toutes les fois que je bougeais et je n’avais encore aucune idée de la nature du mal qui m’affligeais. Ce qui avait commencé par une crise de goutte m’avait ensuite été diagnostiqué comme une entorse au genou, puis une entorse avec déchirures ligamentaires. Depuis que j’étais à l’hôpital, on m’avait parlé d’arthrose et de sténose spinale et un médecin que j’avais surnommé « le goéland » tenait absolument à m’opérer à la moëlle épinière.

Étendu sur ma civière, je ne pouvais que conclure que la science du diagnostic était loin d’être exacte. En toute justice cependant, je ne pouvais vraiment blâmer le corps médical pour son incapacité à découvrir la cause de mon infirmité. C’était un peu comme si un génie du mal, une espèce de Keyser Söze du film Suspects de convenance, s’amusait à semer la pagaille dans mon organisme au détriment de tous ces médecins-détectives qui en perdaient leur latin.


Dans les romans ou dans les films, on s’attarde à trouver les « vrais » coupables. Dans la vraie vie, les détectives ou les médecins s’intéressent davantage à trouver un suspect convenable – tant mieux s'il est coupable – qu’ils pourront accuser afin de classer l’affaire rapidement et passer à autre chose.

Voilà à quoi je réfléchissais en regardant l’aumônier de l’hôpital offrir ses sympathies à la famille d’un mourant auquel il venait d’administrer les derniers sacrements dans l’une des chambrettes de l’aire des civières.

C’est à ce moment qu’une brancardière se présenta et commença à ranger mes effets personnels sous ma civière. Craignant qu’elle allait m’emmener au bloc opératoire avant que j’eusse consenti à une chirurgie, je lui ai demandé où nous allions.

« Je vous conduis à votre chambre, monsieur. »

Je n’en croyais pas mes oreilles! J’allais enfin quitter la cacophonie des sonnettes et des avertisseurs de l’aire des civières! Je me confondis en remerciements auxquels la brancardière répondit laconiquement :

« Je ne fais que mon travail, monsieur. »

Quand je suis arrivé à ma chambre, un préposé me transféra à une civière plus large dotée d’un matelas plus épais. En écoutant le préposé discuter avec la brancardière, j’ai compris que je me trouvais au « débordement de l’urgence », un service plus ou moins clandestin où l’on acheminait les patients qui séjournaient à l’urgence depuis 48 heures afin d’éviter que l’hôpital soit mis à l’amende par le ministère de la santé pour non-respect des objectifs de rendement.

L’humanité souffre d’une soif insatiable d’ordre tout en étant possédée par un désir vorace de désordre. C’est sans doute pour cela qu’a été inventée la bureaucratie, cette forme d’organisation du travail qui vise l’exploitation efficace, rationnelle et lucrative des ressources, dont il faut contourner les lourdes règles au prix de grands efforts et d’une ingéniosité pharaonique.

C’est ce paradoxe qui me valut de ne pas m’éterniser dans la bruyante aire des civières.

Je me retrouvais donc dans une espèce de no man’s land, un service transitoire où le personnel était réduit au minimum. De temps en temps, une infirmière venait mesurer mes signes vitaux, me demandait d’évaluer ma douleur sur une échelle de zéro à dix et un préposé m’apportait mes repas.

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Dans les hôpitaux canadiens, les repas sont conçus par une diététicienne (appelée également diététiste ou nutritionniste). Les régimes recommandés à faible teneur en sel, en glucides et en lipides goûtent habituellement le carton. Si les plats ne sont pas particulièrement savoureux, ils sont néanmoins très sains.
Tous les jours, j’avais droit à la visite du « goéland », ce neurologue qui était persuadé que je feignais ma maladie parce que je refusais de subir une opération à la moëlle épinière avant d’avoir la certitude que c’était la cause réelle de mon affliction.

« Allez monsieur! Montrez-moi ce que vous pouvez faire! Levez-vous et marchez! » me disait-il, goguenard.

En vérité je n’en menais pas large. Relégué dans une civière depuis bientôt une semaine, je ne savais toujours pas quelle était ma maladie, j’avais un médecin qui me traitait d’hypocondriaque et je prenais des analgésiques qui ne me soulageaient pas.

Quand mon amie Lucide vint me rendre visite et m’apporta une bouteille d’ibuprofène, j’avalai discrètement deux comprimés et je dissimulai le médicament dans ma table de chevet pour éviter de me le faire confisquer de nouveau par une infirmière trop zélée.

En attendant que l’anti-inflammatoire fasse effet, je confiai à mon amie mon désespoir et ma frustration.

« Sais-tu quel est ton vrai problème, répliqua-t-elle? Ça fait trop longtemps que tu es confiné dans un lit ou dans une civière! On devrait pouvoir te prêter un fauteuil roulant, nous sommes dans un hôpital après tout, non? »

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Le président américain Franklin Delano Roosevelt (1882-1945) a été cantonné dans un fauteuil roulant pour le reste de ses jours après avoir été frappé de paralysie pendant ses vacances à l’île Campobello, au Nouveau-Brunswick. Encore aujourd’hui, les médecins ne s’entendent pas pour dire s’il souffrait de poliomyélite ou du syndrome de Guillain-Barré.
 C’était une idée de génie! Je saisis la sonnette dont le cordon était noué à la barrière de ma civière et appelai une infirmière. Au bout d’une quinzaine de minutes, une préposée se présenta et je lui demandai s’il était possible de me trouver un fauteuil roulant pour que je puisse aller me promener avec mon amie.

« Je vais en parler à votre infirmière », me répondit-elle.

Lucide et moi continuèrent notre conversation et, après une vingtaine de minutes sans nouvelles de l’infirmière, j’appuyai de nouveau sur la sonnette. Quand la préposée arriva, je lui demandai ce qu’il en était de ma requête.

« Je m’excuse monsieur, mais votre infirmière est en pause et je n’ai pas encore reçu son autorisation. »

C’en était trop. Toute la frustration qui s’était accumulée en moi depuis une semaine fit surface et déborda :

« Écoutez mademoiselle, voulez-vous dire qu’il n’y a qu’une seule personne dans ce service qui puisse m’autoriser à aller en fauteuil roulant prendre un café à la cafétéria avec mon amie? Je ne demande tout de même pas un miracle! Je ne vous demande pas de me trouver un donneur d’organe! Tout ce que je veux c’est une chaise roulante! Nous ne sommes pas dans le Tiers-Monde tout de même! »

Surprise par ma colère, la préposée éclata en sanglots. Les pleurs de la demoiselle alertèrent son superviseur qui se précipita dans ma chambre :

« Qu’avez-vous fait à mon employée? » me demanda-t-il, inquiet.

Confus, je lui expliquai la situation pendant qu’une infirmière amenait la préposée dans le couloir pour la consoler. Cinq minutes plus tard, le superviseur m’apportait un fauteuil roulant dans lequel il m’installa avec l’aide de Lucide qui me poussa à l'ascenseur pour aller à la cafétéria.

J’étais éberlué par le drame qui venait de se produire, mais aussi extasié de me retrouver assis, en mouvement, hors des quatre murs de ma chambre.

Lucide et moi sommes allés chercher un café puis je lui demandai de me conduire dehors pour griller une cigarette. Il faisait nuit, c’était la deuxième semaine de janvier et le mercure indiquait moins 20 degrés. Je n’avais pas fumé depuis six jours et, en allumant ma cigarette, j’ai eu l’impression d’avoir enfin trouvé un analgésique efficace.

Lisez la suite de ce récit dans Chroniques hospitalières VII : Le pavillon qui sent bon

2014-04-12

Chronique hospitalière V : Le goéland



Le présent récit fait partie d'un feuilleton. Vous pouvez lire le premier épisode et suivre l'hyperlien à la fin de chaque billet pour lire la suite.

Quand on est entouré de gens qui languissent, sa propre souffrance devient bientôt insignifiante. J’ai vite compris que mes plaintes et mes gémissements ne m’apportaient aucun soulagement et ne faisaient que s’ajouter à la cacophonie de l’aire des civières.

Une infirmière avait confisqué mon flacon d’ibuprofène et l’analgésique qu’on me donnait maintenant n’avait aucun effet sur moi. Je ne pouvais bouger à cause de mes courbatures et le mince drap de flanelle qui me recouvrait ne me réchauffait pas. Je me sentais totalement démuni.

Un infirmier se présenta pour vérifier mes signes vitaux et voyant ma désolation me demanda :

« Qu’avez-vous monsieur? Avez-vous mal? À combien évaluez-vous votre douleur? »

Je ne comprenais pas pourquoi le personnel médical s’obstinait à ce que je lui dise où se situait ma douleur sur une échelle de zéro à dix et j’ignorais comment on pouvait tirer des conclusions valables d’une impression aussi subjective.

« J’ai très mal », lui répondis-je.

« Nous vous avons donné un analgésique il y a deux heures, dit l’infirmier en regardant la planchette sur laquelle on notait mes signes vitaux. Peut-être que ce n’est pas de la douleur que vous ressentez, mais seulement de l’inconfort. »

Je ne me sentais pas d’humeur à jouer sur les mots et je lancai un regard malveillant à l’infirmier.

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La douleur est une sensation subjective liée à un stimulus désagréable. Le seuil de la douleur peut varier grandement d’une personne à l’autre. L’outil le plus commun pour évaluer la douleur est une échelle médicale standardisée graduée de zéro à dix. Son exactitude est discutable.
« Vous avez sans doute raison, dis-je sarcastiquement, mais j’ai aussi très froid. »

« Ah! Dans ce cas, je peux vous aider. »

L’infirmier disparut pour revenir quelques minutes plus tard avec une couverture chaude dont il m’enveloppa et je pus m’endormir d’un sommeil léger.

Pendant cette première nuit dans l’aire des civières, on a trouvé une chambre à ma voisine qui s’était fracturé la colonne vertébrale et j’avais maintenant un nouveau voisin qui vomissait bruyamment derrière le mince rideau qui nous séparait.

Au matin, un homme grand et mince vêtu d’un sarrau blanc me rendit visite.

« J’ai examiné les résultats de votre IRM et j’ai constaté qu’il y a une légère arthrose sur deux de vos vertèbres lombaires ce qui explique votre sténose spinale et pourrait être la cause de votre paralysie. »

Les membres du personnel de l’hôpital parlaient vraiment une langue étrange que j’avais de la difficulté à comprendre. En outre, leur habitude à me visiter sans s’annoncer ni se présenter m’irritait au plus haut point.

« Intéressant, commentai-je ironiquement. Mais qui êtes-vous monsieur? »

« Je suis le docteur Coupal, neurochirurgien. Une intervention chirurgicale à la moëlle épinière pourrait peut-être vous soulager, mais j’ai des doutes compte tenu que l’arthrose est bénigne. Je ne recommande pas cette opération. »

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Au Moyen-Âge, les médecins ne pouvaient exercer une profession manuelle rémunérée. Ce sont les barbiers qui traitaient les plaies et les abcès après avoir obtenu un diagnostic d’un médecin. Ce n’est qu’après la Révolution française que la différence entre médecin et chirurgien a été abolie et que les barbiers ont pu enfin se consacrer uniquement à la coiffure.
 « Si je comprends bien, docteur Coupal, vous me dites que je souffrirais d’arthrite? », dis-je sans vraiment comprendre.

« Non, dans votre cas, il s’agit d’arthrose. L’arthrose est une maladie du cartilage des articulations tandis que l’arthrite est une inflammation des articulations. L’arthrose est une usure, une dégradation du cartilage qui se produit souvent avec l’âge. »

« Et la sténose spinale dans tout ça? », demandai-je.

« La sténose spinale est un rétrécissement du canal rachidien, le canal dans lequel se trouve la moëlle épinière. Dans votre cas, l’arthrose a pu causer ce rétrécissement, mais je le répète, je ne crois pas que la chirurgie soit nécessaire », dit le médecin.

« Vous me rassurez, dis-je. Une opération à la moëlle épinière me semble risquée à prime abord. »

Peu impressionné par mon opinion, le neurochirurgien me regarda d’un air agacé avant d’ajouter :

« De toutes façons, je vais en discuter avec mes collègues et nous en reparlerons. »

Je ne devais plus jamais revoir le docteur Coupal. Je me suis souvent demandé s’il n’existait pas dans cet hôpital une espèce de « Triangle des Bermudes » où pouvaient inexplicablement disparaître tous les médecins.

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Le Triangle des Bermudes est une zone de l’océan Atlantique entre la Floride, Porto Rico et les Bermudes où plusieurs navires et aéronefs auraient disparu mystérieusement. Selon certains, le champ magnétique terrestre serait la cause de ces incidents. La volatilisation des médecins dans les hôpitaux demeure, quant à elle, une énigme.
 Au cours de la matinée, mon amie Lucide m’appela sur mon cellulaire pour prendre des nouvelles et pour savoir si on m’avait donné une chambre. J’en profitai pour lui demander de m’apporter de l’ibuprofène pour soulager mes courbatures.

Comme je terminais ma conversation avec mon amie, un homme aux cheveux noirs et aux sourcils broussailleux arriva avec agitation à mon chevet.

« Alors monsieur, êtes-vous prêt pour votre chirurgie? »

« Quelle chirurgie? », demandai-je, estomaqué.

« Mais l’opération que nous allons vous faire à la moëlle épinière pour dégager votre vilaine arthrose, voyons! »

« Je croyais que cette opération n’était pas nécessaire! Et d’abord, qui êtes-vous monsieur? »

« Je suis le docteur Lépine, neurologue. Qui vous a dit que cette intervention chirurgicale n’était pas nécessaire? »

«Euh... Le docteur... Euh... Je ne me souviens pas de son nom, mais c’est un neurochirurgien qui est venu me voir ce matin, répondis-je confus. Regardez dans mon dossier médical, son nom doit y être écrit. »

« Je ne lis jamais les dossiers des patients, on y raconte n’importe quoi, dit-il nerveusement. Alors? Vous êtes d’accord? Je peux réserver le bloc opératoire? »

Je me sentais coincé. Je ne suis pas de nature impulsive et, particulièrement à ce moment, prendre une telle décision sans pouvoir objectivement en analyser les conséquences me préoccupait.

Le docteur Lépine se balançait nerveusement sur les talons en tapotant avec un stylo sur la planchette où étaient inscrits mes signes vitaux.

« Docteur Lépine, pouvez-vous me garantir que cette arthrose est la cause de mes maux? »

« Vous le garantir? À 100 %? Non, non, mais c’est plausible. »

« Voyez-vous docteur, à l’heure actuelle, je ne peux pas marcher et je crains que, si je subis cette chirurgie, je ne pourrai plus jamais marcher. »

Le docteur Lépine me transperça de son regard.

« Écoutez monsieur. Ne me faites pas perdre mon temps. Si vous n’acceptez pas cette opération, je ne vois qu’une explication... »

« C’est-à-dire? »

« Vous jouez la comédie! Vous faites semblant d’être malade! », dit-il, offusqué.

Le docteur me tourna le dos et fila brusquement, les pans de son sarrau blanc battant derrière lui comme les ailes d’un grand oiseau. Il me fit immédiatement penser à un goéland, cet oiseau de mer qui arrive de nulle part en faisant beaucoup de bruit, qui chie partout et qui repart comme il est venu sans avoir rien accompli.

« En voilà un que j’aimerais bien voir se perdre dans le Triangle des Bermudes », pensai-je.

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Le goéland (du breton gouelan) est en fait une grosse mouette. Ce palmipède au cri désagréable se retrouve à peu près partout ou il y a beaucoup d’eau. Omnivore, il se régale des déchets alimentaires des humains.

Lisez la suite de ce récit dans Chroniques hospitalières VI : Le débordement

2014-03-28

Chronique hospitalière IV : Des civières dans l’aire



Le présent récit fait partie d'un feuilleton. Vous pouvez lire le premier épisode et suivre l'hyperlien à la fin de chaque billet pour lire la suite.

Un hôpital est un univers rempli d’appareils étranges et peuplé de gens mystérieux parlant un langage incohérent. Je n’y étais que depuis quelques heures et déjà on avait vérifié mes signes vitaux – sans doute pour s’assurer que j’étais toujours vivant. On m’avait ensuite encubé et j’étais maintenant poussé par un brancardier à travers un dédale de couloirs vers une « aire de civières ».

L’aire des civières était en fait une grande salle carrée du service des urgences où l’on gare les patients en attendant d’établir un diagnostic ou qu’un lit de l’hôpital se libère pour les accueillir. Tout le long des murs phériphériques, une vingtaine de modules étaient aménagés pour chacun accueillir deux civières séparées par un mince rideau. On y trouvait également cinq chambrettes vitrées servant à isoler les patients contagieux et les agonisants.

Ma voisine de module, une femme de 42 ans, infortunée victime du sport, s’était fracturé la colonne vertébrale en sautant une mauvaise bosse en toboggan avec ses enfants.

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Le toboggan est un traîneau sans patins utilisé pour se déplacer sur la neige au Canada. Conçu d’abord par les Amérindiens pour transporter des marchandises, le toboggan est aujourd’hui un loisir de plein-air populaire auprès des enfants canadiens et de leurs parents qui ont oublié que leur corps n’a plus la souplesse d’antan.
 Bientôt une infirmière se présenta à mon chevet traînant les instruments de mesure d’usage (un tensiomètre et un thermomètre électronique) ainsi qu’une planchette pour prendre des notes.

« Bonjour, je m’appelle Florence et je suis l’infirmière qui vous a été assignée. Avez-vous mal? À combien évaluez-vous votre douleur? »

Dérouté par cette question et sans doute rendu confus par la souffrance, je me suis demandé un moment si je devais « évaluer ma douleur » en dollars canadiens ou en dollars américains.

« Sur une échelle de zéro à dix, à combien évaluez-vous votre douleur? » précisa l’infirmière.

« J’ai très mal », balbutiai-je finalement.

« Très bien, disons huit. Je vais vous apporter un analgésique. Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à sonner », dit-elle avant de disparaître avec ses appareils.

La douleur était intolérable, le moindre mouvement m’arrachait des gémissements qui s’ajoutaient à ceux de ma voisine de module et des autres patients de l’aire de civières pour former un concert de lamentations inlassablement ponctué par les sonnettes et les avertisseurs des appareils de contrôle.

Au bout d’une heure, n’en pouvant plus d’attendre l’analgésique promis par Florence, je me souvins du flacon d’ibuprofène que j’avais apporté dans mon sac. J’en avalai deux comprimés et sombrai dans un sommeil agité.

« Monsieur, monsieur! Réveillez-vous! Je vous ai apporté votre analgésique! »

C’était Florence, mon infirmière, qui me tendait deux cachets d’acétaminophène et un verre d’eau.

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Trois des analgésiques les plus consommés au Canada. L’acide acétylsalicylique (Aspirine) est efficace contre la fièvre. L’ibuprofène possède des vertus anti-inflammatoires tandis que l’acétaminophène soulage les douleurs faibles. À trop forte dose, ces trois médicaments peuvent causer des troubles de l’estomac ou du foie.
 J’allais prendre le médicament de la main de l’infirmière quand celle-ci aperçut ma bouteille d’ibuprofène sur mon lit.

« Qu’avez-vous là? Qui vous a donné cette médication? » dit-elle en s’emparant de l’anti-inflammatoire.

« Personne, répondis-je, il s’agit du médicament que je prenais à la maison pour apaiser ma douleur et réduire l’enflure. »

« Et ce médicament vous a-t-il été prescrit par votre médecin? »

« Pas du tout, ce sont des pilules en vente libre, on peut les acheter dans n’importe quelle pharmacie et elles me soulagent », répliquai-je.

« Monsieur, vous ne pouvez pas prendre de médicaments qui ne sont pas prescrits par un médecin. Je dois rapporter cet incident, excusez-moi. »

Sur ce, elle s’éclipsa, emportant mes précieux anti-inflammatoires et l’analgésique qu’elle venait de me tendre.

Stupéfait de me voir confisquer mon remède, je réussis avec peine à me rendormir.

Quand je me réveillai, un petit bonhomme joufflu et barbichu avec un air de farfadet était assis au pied de ma civière et me tapotait la jambe.

« Bonjour, comment allez-vous aujourd’hui », me dit le personnage.

Encore engourdi par le sommeil, j’avais l’impression que, par je ne sais quel sortilège, je me retrouvais sur la Terre du Milieu et qu’à tout moment, Gandalf le Gris et Frodon Sacquet apparaîtraient pour m’entraîner dans une épopée fantastique.

« Pas très bien, mais qui êtes-vous? », demandai-je au gnome.

« Je suis le docteur Ogham, neurologue. Racontez-moi en quel honneur vous vous êtes retrouvé à l’hôpital. »

Une fois de plus, j’exposai l’invraisemblable récit de ma goutte qui s’était transformée en entorse du genou puis en paralysie. Pendant ce temps, le lutin palpait mes genoux, mes poignets et mes mains en prenant quelques notes et en me demandant de fléchir mes membres.

« Je vois, je vois, dit le médecin, mais pour mieux voir, il serait préférable de vous passer au tomodensitomètre, faire une IRM, un EMG, des rayons X... Je vais vous arranger ça. »

Sur ces mots, le docteur se retira, me laissant pantois devant la langue hermétique des professionnels de la santé.

Une heure plus tard, un brancardier venait me chercher pour m’emmener au service de médecine nucléaire pour me faire irradier par un tomodensitomètre à positrons.

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Le tomodensitomètre sert à produire une image de l’intérieur du corps au moyen de rayons X. L’appareil ressemble un peu au bagel, le célèbre pain juif. La popularité de l’imagerie médicale depuis 25 ans a fait grimper les cas d’irradiation de la population, ce qui explique peut-être la couleur bleue de l’épiderme du patient sur la maquette ci-dessus.
 Au cours des prochaines heures, j’allais être soumis à un va-et-vient constant entre l’aire des civières et ce service pour y subir des tests.

Finalement, le brancardier poussa ma civière dans une pièce où le docteur Ogham allait me faire un électromyogramme, une méthode de diagnostic consistant à appliquer des chocs électriques à différents nerfs au moyen d’aiguilles branchées à une source d’électricité afin de faire réagir les muscles.

Allongé sur la table d’examen pendant que le neurologue me transperçait d’aiguilles, je me sentais comme une poupée vaudou destinée à envoûter un quelconque personnage politique.

« Étrange, très étrange. Les muscles répondent bien au stimulus, pensa à voix haute le praticien, il ne semble pas s’agir d’un trouble neurologique, tout fonctionne normalement. »

De retour à l’aire des civières, j’engageai la conversation avec ma voisine. En discutant de nos afflictions j’appris qu’elle attendait qu’on lui fabrique un appareil orthopédique pour immobiliser sa colonne vertébrale, ce qui lui permettrait de s’asseoir et de bouger sans risquer de se blesser davantage.

« De toutes façons, dit-elle, on ne peut me garder plus de 48 heures à l’urgence. »

« Et pourquoi donc, lui demandai-je? »

« C’est la limite imposée par le ministère de la santé. En cas de dépassement, l’hôpital est frappé d’une forte amende, il a donc intérêt à me trouver un lit rapidement. »

La nuit était tombée. Immobile sur mon grabat, frissonnant, je sentais la douleur envahir à nouveau mes articulations. Que n’aurais-je donné pour retrouver ma bouteille d’ibuprofène saisie par l’infirmière!

Pitoyablement, j’appuyai sur le bouton de la sonnette dont le fil était noué à l’une des barrières de ma civière. Le tintamarre des avertisseurs faisait rage dans l’aire des civières accentuant le rythme des geignements des malades, des blessés et des mourants. Abattu, je m’abandonnai à un sommeil tourmenté en attendant qu’une infirmière daigne m’apporter les drogues pouvant calmer mon mal.

Lisez la suite de ce feuilleton dans Chronique hospitalière V : Le goéland

2014-03-16

Chronique hospitalière III : L’encubé



Le présent récit fait partie d'un feuilleton. Vous pouvez lire le premier épisode et suivre l'hyperlien à la fin de chaque billet pour lire la suite.

Campé dans un fauteuil roulant au service des urgences de l’hôpital, j’ai vite appris pourquoi on appelle les gens hospitalisés des « patients ». La patience est une vertu qui consiste à savoir attendre en silence et avec résignation.

Malheureusement, la jeune femme assise devant moi n’avait pas compris cette réalité. Le téléphone solidement collé à l’oreille, elle déblatérait contre l’ineptie du système de santé.

« Ça fait cinq heures que j’attends! J’ai la tête qui éclate depuis qu’ils m’ont fait ces injections la semaine dernière et je pars pour la Thaïlande dans deux jours! Pourquoi n’y a -t-il personne pour s’occuper de moi? Ne se rendent-ils pas compte que c’est une urgence? »

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Bien des gens croient qu’une urgence nécessite une action immédiate. Les urgences ne sont pourtant pas toutes égales : certaines requièrent un remède en toute hâte, d’autres à court délai. Rares sont celles qui ont la priorité.
En me conduisant à l’hôpital, Lucide avait tenté de me rassurer quant à la durée du séjour qui m’attendait en m’expliquant la différence entre un régime de soins de santé public et un système privé.

« Dans un système de santé privé, les patients sont des sources de revenu tandis que dans un système public – comme celui que nous avons au Canada – ils ne sont que des dépenses. Il est donc dans l’intérêt du système public de te soigner et de te renvoyer rapidement chez toi pour guérir. Tu verras, en deux temps trois mouvements tu seras sur pied et de retour dans ton appartement où tu pourras faire le ménage. »

J’aurais aimé partager l’optimisme de mon amie, mais j'avais deviné que l’attente pourrait être longue au service d’urgence, c’est pourquoi j’ai demandé à Lucide de me préparer un petit en-cas avant de partir de chez moi. Dans le sac que je portais se trouvaient donc un sandwich, des pommes, une orange, des biscuits, une bouteille d’eau, deux paquets de cigarettes et un flacon d’ibuprofène, l’anti-inflammatoire qui rendait mes douleurs supportables.

La voyageuse pour la Thaïlande souffrant de migraines faisait furieusement les cent pas en fulminant quand on m’appela sur l’interphone.

Avec peine, je poussai mon fauteuil roulant jusqu’à un bureau ou m’attendait une infirmière qui voulait vérifier mes « signes vitaux ». Il me fallut un moment pour comprendre qu’elle voulait mesurer ma pression artérielle et prendre ma température.
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On utilise un thermomètre pour mesurer la fièvre d’un patient par la bouche, le rectum, l’aisselle ou l’oreille. Ce n’est qu’au XIXe siècle que les médecins ont commencé à considérer la fièvre comme un symptôme plutôt qu’une maladie. À part le goût, il n’existe pas de différence entre un thermomètre buccal et un thermomètre rectal.
L’infirmière fixa fermement un brassard à mon biceps avec un Velcro et me mit un thermomètre sous la langue. Tandis qu’elle prenait note des résultats, je lui ai demandé si j’allais voir un médecin maintenant.

« Pas tout de suite. Nous sommes débordés en ce moment. Nous vous appelerons pour vous dire dans quel cube vous devrez vous rendre. »

« Un cube? » lui demandai-je, perplexe.

« C’est ainsi que nous appelons les salles d’examen. Maintenant, si vous voulez bien retourner dans la salle d’attente, j’ai d’autres patients à voir. »

La perspective de me faire encuber à l’hôpital ne me souriait guère. Pourtant, au bout de dix heures, on m’appela pour me rendre au cube 67. Pendant cette période, plusieurs patients – dont la migraineuse qui voulait partir pour la Thaïlande – avaient quitté le service des urgences, lassés d’attendre, sans avoir vu de médecin.

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Avant d’être une pièce servant à ausculter les patients, le cube était un nombre en algèbre géométrique représentant le volume d’un hexaèdre régulier. Si un voyou vous menace de vous « faire une tête au carré », il veut vraiment dire qu’il va vous tabasser jusqu’à ce que votre tête ressemble à un cube.
 Je regardais les murs du cube 67 depuis déjà une vingtaine de minutes quand une jeune urgentologue est apparue. Je lui ai expliqué l’objet de ma visite. Je lui ai raconté ma crise de goutte, le diagnostic d’entorse avec déchirure ligamentaire, les longues semaines passées au lit à la maison, la paralysie.

Elle voulut m’examiner et, pour ce faire, dut appeler deux préposés qui m’ont soulevé de mon fauteuil roulant et placé sur un lit. Avec effort, j’enlevai ma veste et ma chemise et on me fit enfiler une blouse ouverte dans le dos et attachée à la nuque par un cordon. Après avoir tâté mes genoux, mes mains, mes poignets et mes bras, l’urgentologue quitta le cube sans mot dire.

Je l’entendais s’entretenir avec un homme de l’autre côté de la porte :

« Il a la cinquantaine avancée, il a de la difficulté à marcher et à bouger, je me demande si... » dit-elle.

« Tous les symptômes sont là, il pourrait s’agir d’une sténose spinale », raisonna l’homme

« C’est bien ce que je pensais », répondit-elle.

Ce sont les derniers mots que je l’entendis prononcer et je ne devais plus jamais la revoir.

Au bout d’une demi-heure, une infirmière portant un panier de plastique rempli de fioles et d’étiquettes entra dans le cube.

« Je dois faire une prise de sang, me dit-elle. Retroussez votre manche s’il-vous plaît. »

Sans enthousiasme, je me pliai à ce rite sacrificiel. Après qu’elle eut rempli de mon sang 31 ampoules, l’infirmière s’éclipsa.

Je me retrouvais seul dans mon cube, assis sur un matelas de mousse recouvert de similicuir glissant. J’avais froid, j’avais mal aux bras, aux épaules et aux jambes. J’ignorais ce qui adviendrait de moi. Je ne savais pas ce qu’était une sténose spinale et j’avais peur.

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Contrairement à la croyance populaire, « sténose spinale » ne signifie pas qu’il est épineux de déchiffrer l’écriture d’une sténographe. Il s’agit plutôt d’un rétrécissement du canal rachidien, au centre de la colonne vertébrale, dans lequel se trouve la moëlle épinière. Cette affliction, commune avec l’âge, peut causer une irritation douloureuse.
 Frissonnant, je réussis à étendre mon bras pour prendre ma veste qu’un préposé avait déposée sur le fauteuil roulant. Malgré la douleur, je l’enfilai et m’étendis sur le lit pour bientôt m’assoupir.

Quand je me réveillai, un homme vêtu d’un uniforme beige s’apprêtait à me transférer sur une civière. Je l’observai mettre mes vêtements, mon sac et mes chaussures sous la litière sur laquelle il me fit ensuite glisser avec une grande délicatesse.

Il ouvrit la porte du cube et poussa dans le couloir la civière où j’étais étendu. Quand je lui ai demandé où il m’emmenait, il me répondit :

« Où je vous emmène? Mais à l’aire des civières, bien entendu! »

Lisez la suite de ce récit dans Chronique hospitalière IV : Des civières dans l'aire

2014-03-10

Chronique hospitalière II : La luciole



Le présent récit fait partie d'un feuilleton. Vous pouvez lire le premier épisode et suivre l'hyperlien à la fin de chaque billet pour lire la suite.

Je ne sais pas si ça n’arrive qu’à moi, mais chaque fois que je vais consulter un médecin celui-ci finit toujours par me faire des recommandations qui n’ont rien à voir avec l’objet de ma visite.

Passe encore qu’il m’exhorte à cesser de fumer, une chose qui m’exaspère particulièrement c’est quand il m’avertit qu’il faut que je perde du poids.

C’est exactement ce que le bon docteur qui m’avait diagnostiqué une entorse du genou m’a dit. Je quittai son officine irrité mais déterminé à lui rabattre le caquet.

Pour maigrir, il suffit de suivre un régime alimentaire équilibré. Oubliez les abonnements aux gymnases et autres clubs de conditionnement physique. Ces établissements peuvent certainement vous donner du tonus et affermir vos chairs, mais si vous souhaitez affiner votre silhouette, il vous faudra vraiment faire beaucoup d’exercice. Malheureusement, plus on fait de l’exercice plus on risque de se blesser.

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Selon une étude canadienne, 40,2 % des gens âgés de 20 à 64 ans qui se sont blessés au Canada en 2009-2010 l’ont été en faisant du sport, de l’exercice ou en marchant, comparativement à seulement 16,5 % qui ont subi une blessure en travaillant. Certains pourraient dire que cela démontre que le travail c’est la santé.

Au Canada, la clé de l’alimentation équilibrée se trouve dans le Guide alimentaire canadien publié par Santé Canada. Ce guide est essentiellement basé sur quatre groupes alimentaires : les fruits et légumes, les céréales et féculents, les produits laitiers et la viande et autres sources de protéines.

Dans le Guide alimentaire, on explique ce qui constitue une portion type pour chaque groupe alimentaire. Il ne s’agit plus ensuite que de déterminer combien de portions vous avez besoin quotidiennement en fonction de votre sexe et de votre âge et de tenir un registre de ce que vous consommez. Si vous vous en tenez au Guide, vous perdrez du poids rapidement et, en principe, sans risque pour votre santé.

C’est ce que je fis pendant que mon genou me faisait défaut et je maigris de 18 kilogrammes en trois mois. Encore 12 kilos à perdre et j’aurai atteint mon poids-santé et réduit mon médecin au silence.

Ma cure d’amaigrissement était pourtant loin dans mes pensées le matin où je me réveillai paralysé dans mon lit.

La situation aurait pu être dramatique si ce n’eut été d’un facteur jouant en ma faveur : il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir d’une vessie pleine.

Malgré la douleur, au bout d’une trentaine de minutes, je réussis à tourner la tête, puis à bouger les doigts, les poignets, les coudes, les jambes, pour finir par m’asseoir péniblement sur le bord du lit.

Après m’être soulagé dans mon vase de nuit improvisé, je fis le bilan de ma situation. Mon entorse n’était plus que le cadet de mes soucis. Mes déplacements étaient de plus en plus limités en raison de mes cruelles courbatures. Sortir de chez moi allait tenir du miracle. Mon réfrigérateur se vidait graduellement et, pis encore, j’allais bientôt être à court de cigarettes.

Je me situais au milieu du proverbial tunnel dans lequel je cherchais désespérément à trouver la lumière.

Tandis que je me morfondais devant ma situation, le téléphone sonna. C’était mon amie Lucide qui s’inquiétait et appelait pour prendre de mes nouvelles.

Je lui fis part de ma diminution physique et des problèmes que j’éprouvais pour m’approvisionner. Sans hésiter, elle me proposa de faire quelques courses pour me ravitailler et me dit qu’elle passerait le soir même à la maison, après le travail.

Dans l’obscurité de mon souterrain, une luciole venait d’apparaître pour me guider de sa lumière et m’aider à m’en sortir.

La luciole est un coléoptère de la famille des lampyridæ qui compte plus de 2 000 espèces. La plupart des femelles ne volent pas et ressemblent à leurs larves, d’où vient leur nom de « ver luisant ».


Quand Lucide arriva chez moi les bras chargés de victuailles, elle subit un choc épouvantable. Ce n’était pas de voir son ami cloué au lit, estropié, qui la marqua autant que de constater le désordre qui régnait dans mon logement.

Confiné au lit depuis quelques semaines, les tâches ménagères n’occupaient plus la priorité dans ma vie. La vaisselle s’empilait sur le comptoir de la cuisine, le plancher était jonché d’objets que j’avais échappés et que j’étais incapable de ramasser parce que je ne pouvais plus me pencher, le linge sale s’amoncelait dans un coin de ma chambre et la poussière s’accumulait partout où elle pouvait étendre son emprise.

« C’est un vrai bordel chez toi! dit-elle en jetant sur mon lit les sacs qu’elle portait. Comment peux-tu faire pour habiter un endroit pareil? »

« Euh... M’as-tu apporté des cigarettes? »

« Elles sont là, dans le sac, répondit-elle distraitement en promenant son regard sur le fouillis de mon appartement. Tu as des sacs à ordures? »

« Dans l’armoire, sous l’évier », répondis-je en fouillant dans l’un des sacs à provisions pour trouver les cigarettes.

Lucide disparut dans la cuisine pendant que j’essayais d’ouvrir un paquet de cigarettes de mes doigts gourds. La pellicule de cellophane qui enveloppait le paquet me causait des problèmes, mes doigts avaient perdu toute leur dextérité.

Lucide revint dans la chambre avec son sac à ordure et, en voyant mes mains tremblantes se démener avec le paquet de cigarettes, elle s’exclama :

« Qu’est-ce que tu as aux mains? Regarde tes phalanges! Elles sont rougies et toutes enflées! Ton problème est plus grave qu’une entorse, tu dois voir un médecin. Allez, je t’emmène à l’hôpital! »

Avec peine, je commençai à m’habiller. J’avais vraiment perdu beaucoup de poids, mes vêtements étaient devenus trop grands pour moi. Je me sentais mal en point, faible et nerveux.

Il me fallut près d’une demi-heure pour réussir à me lever avec l’aide de Lucide. Quand je fis mes premiers pas en m’appuyant sur ma canne, j’avais l’impression que mes fémurs reposaient directement sur mes tibias, sans passer par mes rotules. La douleur cinglante me fit presque perdre connaissance.

J’habite au premier étage. Les 14 marches de l’escalier qui mène chez moi allaient être pour moi un véritable chemin de croix. À plusieurs reprises, je vins près de défaillir et dus m’asseoir pour reprendre mes esprits.

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Le chemin de croix (via crucis) représente les 14 arrêts que fit Jésus pendant son calvaire. Chacun de ces pénibles arrêts s’appelle une station, d’où vient l’expression « station de métro », sans doute à cause des tourments que doivent y endurer les voyageurs qui attendent leur train.
Finalement, je me suis retrouvé dehors. J’étais enfermé chez moi depuis un mois et l’hiver était arrivé entre temps. Il faisait froid et la neige crissait sous mes pas. Avec effort, je m’assis dans la voiture de Lucide qui démarra.

Nous étions en route pour l’hôpital, cet entrepôt où l’on entasse toute la misère du monde.

Lisez la suite de ce récit dans Chronique hospitalière III : L’encubé



2014-03-01

Chronique hospitalière I : la goutte qui fait déborder le vase



Aïe! Un élancement atroce me réveilla au milieu de la nuit.

C’était la quatrième fois depuis 30 ans que j’avais une crise de goutte. Je connaissais le refrain : une douleur aiguë à l’articulation du gros orteil qui se résorberait à coups de compresses de glace et d’anti-inflammatoires. J’en serais quitte pour flâner au lit quelques jours en relisant Guy de Maupassant.

Hélas! Après trois jours, bien que l’enflure ait diminué, j’avais toujours mal au pied et je me déplaçais en boitant. Ce n’était pourtant pas intolérable et je retournai au travail où m’attendait la révision d’un long rapport sur l’injection de nouveaux capitaux pour aider à cristalliser le système de santé publique canadien.

« La goutte? Tu te prends pour Molière maintenant? » se moqua mon ami Aaron quand il me vit au bureau.

J’essayai de lui expliquer que la goutte n’était pas une affliction désuète et que sa prévalence était actuellement à la hausse en Amérique, mais mon collègue ne m’écoutait plus : il se concentrait sur la cafetière qui crachotait avec peine un espresso récalcitrant dans sa tasse.

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On croit que la machine à espresso fut inventée en 1884 par Angelo Moriondo, de Turin, en Italie. Le breuvage gagne en popularité partout dans le monde à partir des années 1980 et, depuis, de petites machines comme celle-ci ornent les comptoirs des cuisines en Amérique du Nord.
Les semaines passèrent et je claudiquais toujours, tant et si bien qu’un de mes genoux se mit de la partie rendant ma démarche encore plus grotesque. Je consultai un médecin qui, après examen sommaire de mon genou enflé, déclara que je souffrais d’une entorse et recommanda deux semaines de repos en évitant de mettre du poids sur ma jambe.

Je pris donc les deux semaines de vacances annuelles qui me restaient et continuai ma lecture des contes de Maupassant.

Mon congé forcé tirait à sa fin et je devais retourner au travail, mais mon genou me faisait toujours languir. Muni d’une canne, je retournai à la clinique où le médecin palpa brièvement mon genou tuméfié et opina immédiatement :

« Voilà un superbe cas d’entorse avec déchirure ligamentaire! Il vous faudra vous mettre au lit mon cher! Ne vous avais-je pas dit de prendre du repos? »

« Mais ça fait deux semaines que je suis à la maison! »

« Au lit? Non, non, mon ami, gardez le lit, la jambe surélevée, appliquez des compresses de glace quatre fois par jour et je vous prescris des anti-inflammatoires pour apaiser le mal. »

L’ordonnance en main, j’appelai un taxi pour me conduire à la pharmacie tout en pensant que, ayant épuisé mes vacances annuelles, je devrais dorénavant prendre des congés sans solde pour me soigner.

Le chauffeur de taxi était loquace et, voyant ma canne, me demanda ce qui m’était arrivé.

« Oh, ce n’est rien, une vilaine entorse au genou » répondis-je.

« Vous devriez cesser de fumer! » observa-t-il.

Peu impressionné par la sagesse populaire du gaillard, je ne pouvais qu’être sidéré par le succès de la publicité anti-tabac mise de l’avant par l’État, le corps médical et l’industrie pharmaceutique et qui permet de porter tous les maux de la Terre au compte de la consommation de cigarettes.

Je me retrouvais donc au lit à nouveau, déterminé cette fois à venir à bout de ma foulure qui commençait à me coûter cher. Je ne me levais qu’une fois par jour pour aller à la toilette et me préparer de simples repas que je mangeais allité.

Mon alimentation était frugale et consistait principalement en sandwiches, en fruits et légumes frais, en céréales, en fromage, en biscuits secs et en eau. À l’aide d’une lame de rasoir, je modifiai une bouteille de deux litres de boisson gazeuse pour m’en faire un pot de chambre afin de limiter mes déplacements.

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La bouteille de polymère de téréphtalate d'éthylène a été inventée en 1973 par Nathaniel Wyeth, un ingénieur américain, pour contenir des liquides sous pression comme les boissons gazeuses. Si l’urine humaine contient peu de gaz carbonique, bien des gens se servent de ces bouteilles pour se soulager en cas d’urgence.
Au bout d’une semaine de ce régime, l’inactivité commençait à laisser des marques. Certains s’amusent à résoudre la quadrature du cercle, mais moi j’étais maintenant aux prises avec la courbature du dos, tant et si bien que m’asseoir dans mon lit ou me lever représentaient des défis de taille.

Je réussissais à me tirer hors du lit à l’aide d’une courroie attachée à la porte de ma chambre et d’un tabouret sur lequel je me soulevais avec mon coude. De jour en jour cependant, le trajet entre ma chambre, la salle de bain et la cuisine devenait de plus en plus pénible.

Un matin je me réveillai étendu sur le dos, les bras écartés, complètement paralysés.

Je suis sûr que c’était la première fois dans l’histoire de la médecine moderne qu’une crise de goutte se transformait en entorse du genou pour finir par se propager au torse et aux membres supérieurs d’un individu.

C’est à ce moment que je compris que j’avais vraiment besoin d’aide.

La suite de ce récit dans Chronique hospitalière II : La luciole.