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Ne serait-il pas merveilleux si ces histoires étaient vraies? Malheureusement (ou heureusement) ce n'est pas le cas. Elles ne sont que le fruit de mon imagination fertile. Tous les personnages et les événements décrits sont fictifs et si vous croyez vous reconnaître ou reconnaître une de vos connaissances, ce n'était pas mon intention et ce n'est qu'une coïncidence. J'espère que ce blogue vous plaira. N'hésitez pas à en faire circuler le lien où vous vous promenez sur l'Internet et à laisser des commentaires ci-dessous. J'aime bien entendre parler de vous.

Geoffroy


2014-04-23

Chroniques hospitalières VI : Le débordement


English Version


Le présent récit fait partie d'un feuilleton. Vous pouvez lire le premier épisode et suivre l'hyperlien à la fin de chaque billet pour lire la suite.

À la fin de ma deuxième journée passée à l’aire des civières, je ressentais toujours une douleur atroce toutes les fois que je bougeais et je n’avais encore aucune idée de la nature du mal qui m’affligeais. Ce qui avait commencé par une crise de goutte m’avait ensuite été diagnostiqué comme une entorse au genou, puis une entorse avec déchirures ligamentaires. Depuis que j’étais à l’hôpital, on m’avait parlé d’arthrose et de sténose spinale et un médecin que j’avais surnommé « le goéland » tenait absolument à m’opérer à la moëlle épinière.

Étendu sur ma civière, je ne pouvais que conclure que la science du diagnostic était loin d’être exacte. En toute justice cependant, je ne pouvais vraiment blâmer le corps médical pour son incapacité à découvrir la cause de mon infirmité. C’était un peu comme si un génie du mal, une espèce de Keyser Söze du film Suspects de convenance, s’amusait à semer la pagaille dans mon organisme au détriment de tous ces médecins-détectives qui en perdaient leur latin.


Dans les romans ou dans les films, on s’attarde à trouver les « vrais » coupables. Dans la vraie vie, les détectives ou les médecins s’intéressent davantage à trouver un suspect convenable – tant mieux s'il est coupable – qu’ils pourront accuser afin de classer l’affaire rapidement et passer à autre chose.

Voilà à quoi je réfléchissais en regardant l’aumônier de l’hôpital offrir ses sympathies à la famille d’un mourant auquel il venait d’administrer les derniers sacrements dans l’une des chambrettes de l’aire des civières.

C’est à ce moment qu’une brancardière se présenta et commença à ranger mes effets personnels sous ma civière. Craignant qu’elle allait m’emmener au bloc opératoire avant que j’eusse consenti à une chirurgie, je lui ai demandé où nous allions.

« Je vous conduis à votre chambre, monsieur. »

Je n’en croyais pas mes oreilles! J’allais enfin quitter la cacophonie des sonnettes et des avertisseurs de l’aire des civières! Je me confondis en remerciements auxquels la brancardière répondit laconiquement :

« Je ne fais que mon travail, monsieur. »

Quand je suis arrivé à ma chambre, un préposé me transféra à une civière plus large dotée d’un matelas plus épais. En écoutant le préposé discuter avec la brancardière, j’ai compris que je me trouvais au « débordement de l’urgence », un service plus ou moins clandestin où l’on acheminait les patients qui séjournaient à l’urgence depuis 48 heures afin d’éviter que l’hôpital soit mis à l’amende par le ministère de la santé pour non-respect des objectifs de rendement.

L’humanité souffre d’une soif insatiable d’ordre tout en étant possédée par un désir vorace de désordre. C’est sans doute pour cela qu’a été inventée la bureaucratie, cette forme d’organisation du travail qui vise l’exploitation efficace, rationnelle et lucrative des ressources, dont il faut contourner les lourdes règles au prix de grands efforts et d’une ingéniosité pharaonique.

C’est ce paradoxe qui me valut de ne pas m’éterniser dans la bruyante aire des civières.

Je me retrouvais donc dans une espèce de no man’s land, un service transitoire où le personnel était réduit au minimum. De temps en temps, une infirmière venait mesurer mes signes vitaux, me demandait d’évaluer ma douleur sur une échelle de zéro à dix et un préposé m’apportait mes repas.

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Dans les hôpitaux canadiens, les repas sont conçus par une diététicienne (appelée également diététiste ou nutritionniste). Les régimes recommandés à faible teneur en sel, en glucides et en lipides goûtent habituellement le carton. Si les plats ne sont pas particulièrement savoureux, ils sont néanmoins très sains.
Tous les jours, j’avais droit à la visite du « goéland », ce neurologue qui était persuadé que je feignais ma maladie parce que je refusais de subir une opération à la moëlle épinière avant d’avoir la certitude que c’était la cause réelle de mon affliction.

« Allez monsieur! Montrez-moi ce que vous pouvez faire! Levez-vous et marchez! » me disait-il, goguenard.

En vérité je n’en menais pas large. Relégué dans une civière depuis bientôt une semaine, je ne savais toujours pas quelle était ma maladie, j’avais un médecin qui me traitait d’hypocondriaque et je prenais des analgésiques qui ne me soulageaient pas.

Quand mon amie Lucide vint me rendre visite et m’apporta une bouteille d’ibuprofène, j’avalai discrètement deux comprimés et je dissimulai le médicament dans ma table de chevet pour éviter de me le faire confisquer de nouveau par une infirmière trop zélée.

En attendant que l’anti-inflammatoire fasse effet, je confiai à mon amie mon désespoir et ma frustration.

« Sais-tu quel est ton vrai problème, répliqua-t-elle? Ça fait trop longtemps que tu es confiné dans un lit ou dans une civière! On devrait pouvoir te prêter un fauteuil roulant, nous sommes dans un hôpital après tout, non? »

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Le président américain Franklin Delano Roosevelt (1882-1945) a été cantonné dans un fauteuil roulant pour le reste de ses jours après avoir été frappé de paralysie pendant ses vacances à l’île Campobello, au Nouveau-Brunswick. Encore aujourd’hui, les médecins ne s’entendent pas pour dire s’il souffrait de poliomyélite ou du syndrome de Guillain-Barré.
 C’était une idée de génie! Je saisis la sonnette dont le cordon était noué à la barrière de ma civière et appelai une infirmière. Au bout d’une quinzaine de minutes, une préposée se présenta et je lui demandai s’il était possible de me trouver un fauteuil roulant pour que je puisse aller me promener avec mon amie.

« Je vais en parler à votre infirmière », me répondit-elle.

Lucide et moi continuèrent notre conversation et, après une vingtaine de minutes sans nouvelles de l’infirmière, j’appuyai de nouveau sur la sonnette. Quand la préposée arriva, je lui demandai ce qu’il en était de ma requête.

« Je m’excuse monsieur, mais votre infirmière est en pause et je n’ai pas encore reçu son autorisation. »

C’en était trop. Toute la frustration qui s’était accumulée en moi depuis une semaine fit surface et déborda :

« Écoutez mademoiselle, voulez-vous dire qu’il n’y a qu’une seule personne dans ce service qui puisse m’autoriser à aller en fauteuil roulant prendre un café à la cafétéria avec mon amie? Je ne demande tout de même pas un miracle! Je ne vous demande pas de me trouver un donneur d’organe! Tout ce que je veux c’est une chaise roulante! Nous ne sommes pas dans le Tiers-Monde tout de même! »

Surprise par ma colère, la préposée éclata en sanglots. Les pleurs de la demoiselle alertèrent son superviseur qui se précipita dans ma chambre :

« Qu’avez-vous fait à mon employée? » me demanda-t-il, inquiet.

Confus, je lui expliquai la situation pendant qu’une infirmière amenait la préposée dans le couloir pour la consoler. Cinq minutes plus tard, le superviseur m’apportait un fauteuil roulant dans lequel il m’installa avec l’aide de Lucide qui me poussa à l'ascenseur pour aller à la cafétéria.

J’étais éberlué par le drame qui venait de se produire, mais aussi extasié de me retrouver assis, en mouvement, hors des quatre murs de ma chambre.

Lucide et moi sommes allés chercher un café puis je lui demandai de me conduire dehors pour griller une cigarette. Il faisait nuit, c’était la deuxième semaine de janvier et le mercure indiquait moins 20 degrés. Je n’avais pas fumé depuis six jours et, en allumant ma cigarette, j’ai eu l’impression d’avoir enfin trouvé un analgésique efficace.

Lisez la suite de ce récit dans Chroniques hospitalières VII : Le pavillon qui sent bon

2014-04-12

Chronique hospitalière V : Le goéland



Le présent récit fait partie d'un feuilleton. Vous pouvez lire le premier épisode et suivre l'hyperlien à la fin de chaque billet pour lire la suite.

Quand on est entouré de gens qui languissent, sa propre souffrance devient bientôt insignifiante. J’ai vite compris que mes plaintes et mes gémissements ne m’apportaient aucun soulagement et ne faisaient que s’ajouter à la cacophonie de l’aire des civières.

Une infirmière avait confisqué mon flacon d’ibuprofène et l’analgésique qu’on me donnait maintenant n’avait aucun effet sur moi. Je ne pouvais bouger à cause de mes courbatures et le mince drap de flanelle qui me recouvrait ne me réchauffait pas. Je me sentais totalement démuni.

Un infirmier se présenta pour vérifier mes signes vitaux et voyant ma désolation me demanda :

« Qu’avez-vous monsieur? Avez-vous mal? À combien évaluez-vous votre douleur? »

Je ne comprenais pas pourquoi le personnel médical s’obstinait à ce que je lui dise où se situait ma douleur sur une échelle de zéro à dix et j’ignorais comment on pouvait tirer des conclusions valables d’une impression aussi subjective.

« J’ai très mal », lui répondis-je.

« Nous vous avons donné un analgésique il y a deux heures, dit l’infirmier en regardant la planchette sur laquelle on notait mes signes vitaux. Peut-être que ce n’est pas de la douleur que vous ressentez, mais seulement de l’inconfort. »

Je ne me sentais pas d’humeur à jouer sur les mots et je lancai un regard malveillant à l’infirmier.

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La douleur est une sensation subjective liée à un stimulus désagréable. Le seuil de la douleur peut varier grandement d’une personne à l’autre. L’outil le plus commun pour évaluer la douleur est une échelle médicale standardisée graduée de zéro à dix. Son exactitude est discutable.
« Vous avez sans doute raison, dis-je sarcastiquement, mais j’ai aussi très froid. »

« Ah! Dans ce cas, je peux vous aider. »

L’infirmier disparut pour revenir quelques minutes plus tard avec une couverture chaude dont il m’enveloppa et je pus m’endormir d’un sommeil léger.

Pendant cette première nuit dans l’aire des civières, on a trouvé une chambre à ma voisine qui s’était fracturé la colonne vertébrale et j’avais maintenant un nouveau voisin qui vomissait bruyamment derrière le mince rideau qui nous séparait.

Au matin, un homme grand et mince vêtu d’un sarrau blanc me rendit visite.

« J’ai examiné les résultats de votre IRM et j’ai constaté qu’il y a une légère arthrose sur deux de vos vertèbres lombaires ce qui explique votre sténose spinale et pourrait être la cause de votre paralysie. »

Les membres du personnel de l’hôpital parlaient vraiment une langue étrange que j’avais de la difficulté à comprendre. En outre, leur habitude à me visiter sans s’annoncer ni se présenter m’irritait au plus haut point.

« Intéressant, commentai-je ironiquement. Mais qui êtes-vous monsieur? »

« Je suis le docteur Coupal, neurochirurgien. Une intervention chirurgicale à la moëlle épinière pourrait peut-être vous soulager, mais j’ai des doutes compte tenu que l’arthrose est bénigne. Je ne recommande pas cette opération. »

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Au Moyen-Âge, les médecins ne pouvaient exercer une profession manuelle rémunérée. Ce sont les barbiers qui traitaient les plaies et les abcès après avoir obtenu un diagnostic d’un médecin. Ce n’est qu’après la Révolution française que la différence entre médecin et chirurgien a été abolie et que les barbiers ont pu enfin se consacrer uniquement à la coiffure.
 « Si je comprends bien, docteur Coupal, vous me dites que je souffrirais d’arthrite? », dis-je sans vraiment comprendre.

« Non, dans votre cas, il s’agit d’arthrose. L’arthrose est une maladie du cartilage des articulations tandis que l’arthrite est une inflammation des articulations. L’arthrose est une usure, une dégradation du cartilage qui se produit souvent avec l’âge. »

« Et la sténose spinale dans tout ça? », demandai-je.

« La sténose spinale est un rétrécissement du canal rachidien, le canal dans lequel se trouve la moëlle épinière. Dans votre cas, l’arthrose a pu causer ce rétrécissement, mais je le répète, je ne crois pas que la chirurgie soit nécessaire », dit le médecin.

« Vous me rassurez, dis-je. Une opération à la moëlle épinière me semble risquée à prime abord. »

Peu impressionné par mon opinion, le neurochirurgien me regarda d’un air agacé avant d’ajouter :

« De toutes façons, je vais en discuter avec mes collègues et nous en reparlerons. »

Je ne devais plus jamais revoir le docteur Coupal. Je me suis souvent demandé s’il n’existait pas dans cet hôpital une espèce de « Triangle des Bermudes » où pouvaient inexplicablement disparaître tous les médecins.

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Le Triangle des Bermudes est une zone de l’océan Atlantique entre la Floride, Porto Rico et les Bermudes où plusieurs navires et aéronefs auraient disparu mystérieusement. Selon certains, le champ magnétique terrestre serait la cause de ces incidents. La volatilisation des médecins dans les hôpitaux demeure, quant à elle, une énigme.
 Au cours de la matinée, mon amie Lucide m’appela sur mon cellulaire pour prendre des nouvelles et pour savoir si on m’avait donné une chambre. J’en profitai pour lui demander de m’apporter de l’ibuprofène pour soulager mes courbatures.

Comme je terminais ma conversation avec mon amie, un homme aux cheveux noirs et aux sourcils broussailleux arriva avec agitation à mon chevet.

« Alors monsieur, êtes-vous prêt pour votre chirurgie? »

« Quelle chirurgie? », demandai-je, estomaqué.

« Mais l’opération que nous allons vous faire à la moëlle épinière pour dégager votre vilaine arthrose, voyons! »

« Je croyais que cette opération n’était pas nécessaire! Et d’abord, qui êtes-vous monsieur? »

« Je suis le docteur Lépine, neurologue. Qui vous a dit que cette intervention chirurgicale n’était pas nécessaire? »

«Euh... Le docteur... Euh... Je ne me souviens pas de son nom, mais c’est un neurochirurgien qui est venu me voir ce matin, répondis-je confus. Regardez dans mon dossier médical, son nom doit y être écrit. »

« Je ne lis jamais les dossiers des patients, on y raconte n’importe quoi, dit-il nerveusement. Alors? Vous êtes d’accord? Je peux réserver le bloc opératoire? »

Je me sentais coincé. Je ne suis pas de nature impulsive et, particulièrement à ce moment, prendre une telle décision sans pouvoir objectivement en analyser les conséquences me préoccupait.

Le docteur Lépine se balançait nerveusement sur les talons en tapotant avec un stylo sur la planchette où étaient inscrits mes signes vitaux.

« Docteur Lépine, pouvez-vous me garantir que cette arthrose est la cause de mes maux? »

« Vous le garantir? À 100 %? Non, non, mais c’est plausible. »

« Voyez-vous docteur, à l’heure actuelle, je ne peux pas marcher et je crains que, si je subis cette chirurgie, je ne pourrai plus jamais marcher. »

Le docteur Lépine me transperça de son regard.

« Écoutez monsieur. Ne me faites pas perdre mon temps. Si vous n’acceptez pas cette opération, je ne vois qu’une explication... »

« C’est-à-dire? »

« Vous jouez la comédie! Vous faites semblant d’être malade! », dit-il, offusqué.

Le docteur me tourna le dos et fila brusquement, les pans de son sarrau blanc battant derrière lui comme les ailes d’un grand oiseau. Il me fit immédiatement penser à un goéland, cet oiseau de mer qui arrive de nulle part en faisant beaucoup de bruit, qui chie partout et qui repart comme il est venu sans avoir rien accompli.

« En voilà un que j’aimerais bien voir se perdre dans le Triangle des Bermudes », pensai-je.

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Le goéland (du breton gouelan) est en fait une grosse mouette. Ce palmipède au cri désagréable se retrouve à peu près partout ou il y a beaucoup d’eau. Omnivore, il se régale des déchets alimentaires des humains.

Lisez la suite de ce récit dans Chroniques hospitalières VI : Le débordement